Monde / Culture

Qui a aidé les nazis à s'exfiltrer d'Europe?

Temps de lecture : 5 min

Pour éviter d'être jugés pour leurs crimes, les nazis en fuite se sont mêlés à la foule des réfugiés rentrant chez eux à la fin de la guerre.

Passeport utilisé par Adolf Eichmann pour fuir en Argentine, délivré au nom de Ricardo Klement par la Croix-Rouge à Gênes (Italie), le 14 juillet 1950 | Fundacion Memoria del Holocausto via Wikimedia Commons License by

Gerald Steinacher, professeur à l'université du Nebraska à Lincoln (États-Unis), est un spécialiste de l'histoire des crimes de guerre. À ce titre, il officie comme expert au sein de différentes commissions internationales. Dans Les nazis en fuite, il ne s'intéresse pourtant ni aux crimes, ni à leurs auteurs, mais aux filières qui ont permis à de nombreux nazis de quitter le IIIe Reich dans les dernières semaines de la Seconde Guerre mondiale, voire des années plus tard.

Certains d'entre eux, tristement célèbres, comme Josef Mengele (le «docteur» d'Auschwitz) ou Adolf Eichmann (l'un des décideurs de la «solution finale»), ont pu rejoindre l'Amérique du Sud pour s'y cacher, parfois jusqu'à leur mort. Si certains sont découverts par les chasseurs de nazis –tel que Simon Wiesenthal– dès la fin du conflit, beaucoup réussissent à quitter l'Europe.

Jusqu'à présent, la recherche historique s'était surtout intéressée à l'histoire des personnages et peu aux filières qui ont favorisé la fuite de dizaines de criminels de guerre, parfois avec toute leur famille. C'est ce que nous propose d’explorer Steinacher qui, d'origine autrichienne, connaît parfaitement les chemins empruntés par ces nazis dans leur fuite.

Tous les chemins mènent en Italie

Les nazis en fuite répertorie et présente les différents itinéraires de fuite empruntés par les nazis à partir de 1945. L'ouvrage s'ouvre d'ailleurs sur une carte centrée sur l'Italie.

Les passages alpins en provenance du Reich sont divers et empruntent tous les anciennes filières de contrebande, pour converger ensuite dans la région italienne du Tyrol du Sud, principalement dans la localité de Bolzano, où se rejoignent tous les fuyards. Ils se rendent ensuite à Vérone, puis se répartissent sur plusieurs itinéraires en direction du port de Gênes ou de Rome, pour se rendre vers leur lieu de refuge, principalement en Amérique du Sud.

L'Italie devient une véritable plaque tournante pour l'expatriation des anciens hiérarques du IIIe Reich. D'autres itinéraires, via la Suisse ou l'Espagne, sont eux aussi en place, mais beaucoup moins fréquentés que la voie transalpine. C'était, selon Steinacher, «la voie la plus courte, mais aussi celle qui présentait le moins d'obstacles bureaucratiques».

Comment ces criminels pourtant connus ont-ils réussi à passer incognito? Ils ont certes bénéficié d'aide, mais ils se sont surtout mêlés au flot de réfugiés qui rentraient chez eux après la guerre. L'imbroglio administratif, dans des pays qui cherchaient encore une nouvelle organisation après des années de totalitarisme, permet aux nazis de se fondre dans la masse pour devenir des réfugiés parmi d'autres, sans que les autorités locales ne cherchent vraiment à comprendre qui ils étaient.

En 1945, l'Italie est en plein chaos: elle se réveille à peine de vingt années de fascisme et se relève difficilement d'un conflit qui a tourné dans les derniers mois en guerre civile entre les derniers fascistes de la République de Salò, soutenus par l'Allemagne, et les antifascistes qui cherchaient à libérer le territoire.

L’aide involontaire de la Croix-Rouge et du Vatican

Les nazis en fuite cherche aussi à comprendre quelles ont pu être les filières utilisées par les criminels nazis pour fuir. En Italie, ils ont bénéficié de celles du Vatican, mais aussi de la Croix-Rouge internationale.

Cette dernière a délivré dans les derniers mois de la guerre et dans les mois qui ont suivi des dizaines de milliers de titres de voyage, que les personnes pouvaient se procurer rapidement, sans que le CICR ne vérifie leur identité.

Steinacher montre bien que des centaines voire des milliers de nazis, se faisant passer pour des réfugiés, ont pu se procurer des papiers qui leur ont permis de circuler tranquillement dans la péninsule italienne, puis de prendre un bateau à destination de l'Amérique du Sud.

Profitant du désordre et de l'afflux de réfugiés –qui avaient souvent tout perdu, ce qui rendait les identifications impossibles, des criminels de guerre ont tranquillement et légalement quitté l'Europe avec des papiers valables, mais sous de fausses identités.

Il faut aussi signaler que certains nazis vont jusqu'à se faire baptiser pour obtenir la protection de l’Église –et surtout sa miséricorde.

Ce même schéma se reproduit chez les services du Vatican chargés de venir en aide aux réfugiés. L'organisation Caritas International, qui a énormément œuvré pour les populations réfugiées dans toute l'Europe, a elle aussi contribué malgré elle à aider des nazis à s'enfuir incognito vers leur lieu de refuge –pour les mêmes raisons que le CICR, même si elle tentait vainement de vérifier l'identité des personnes demandant des papiers.

Comme beaucoup l'ont suspecté à l'époque, le CICR et le Vatican se sont rendus complices involontaires de la fuite de criminels, qui ont échappé à un procès à la Libération.

Il faut aussi signaler que certains nazis vont jusqu'à se faire baptiser pour obtenir la protection de l’Église –et surtout sa miséricorde. Tromperie suprême de la part de nazis souvent ouvertement antireligieux sous le IIIe Reich, qui espèrent l'absolution de leurs crimes, et surtout faciliter leurs déplacements dans une Italie des années 1940 où la religion catholique est omnipotente. Le Pape ayant accordé sa protection aux réfugiés, nul n'ose contrôler ces milliers de personnes présentes dans la péninsule.

De véritables réseaux d'exfiltration se mettent en place depuis l'Europe centrale, souvent aidés par les États-Unis, qui voyaient là un moyen de «retourner» des anciens nazis pour devenir des espions ou des informateurs face aux communistes.

À partir de 1947, alors que la guerre froide s'installe, ces réseaux servent à évacuer du bloc communiste des agents qui aident les États-Unis; parmi eux, d'anciens nazis, «criminels de guerre reconvertis» selon Steinacher.

L'Argentine, une destination naturelle

Après 1945, la majorité des anciens criminels nazis choisissent la fuite vers l'Amérique du Sud; l'Argentine est leur première destination.

À la chute du IIIe Reich, l'Argentine péroniste manifeste son intérêt à l’égard des anciens nazis, qui peuvent l'aider à la fois à moderniser son économie, mais aussi à la doter de scientifiques et de militaires de premier plan.

Juan Perón a une admiration certaine pour les puissances de l'Axe. Buenos Aires cherche à recruter les nazis en fuite, mais doit le faire de façon détournée. L'État argentin met alors sur pied un véritable réseau, avec des agents discrets en Italie.

Cette immigration nazie est facilitée par la tradition migratoire ancienne des pays germaniques vers l'Amérique du Sud, et notamment vers l'Argentine, qui comptait déjà plus de 240.000 individus germanophones avant 1945, selon Steinacher. Paradoxalement, une partie de ces personnes avaient fui le Reich depuis 1933, à cause de leur opposition à Hitler ou de leur judéité.

Après la défaite de l'Axe, l'Argentine est apparue pour beaucoup de nazis comme une destination naturelle, car ils savaient qu'ils pourraient passer inaperçus parmi tous les anciens réfugiés germanophones.

Dans la foulée des émissions de Michel Pomarède, «Les chasseurs de nazis», diffusées durant l'été 2018 sur France Culture, Les nazis en fuite de Gerald Steinacher se lit comme un «roman-vrai», comme une véritable enquête policière construite à partir de nombreuses sources éparses et souvent peu accessibles au public.

L'ouvrage montre aussi que malgré leurs crimes, beaucoup de nazis sont apparus après-guerre utiles à des régimes, notamment dans le contexte de la guerre froide. En lisant Steinacher, on découvre la dure réalité de la realpolitik américaine ou argentine au lendemain de la guerre la plus meurtrière de l'histoire, marquée par la Shoah.

Dans leur fuite, sous une nouvelle identité, ces bourreaux se sont achetés une virginité que seuls quelques chasseurs de nazis comme Simon Wiesenthal ou le Mossad ont parfois pu percer.

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