Santé / Société

Fin du numerus clausus, fin des annuaires qui volent et de la concurrence sadique

Temps de lecture : 6 min

«Peut-être que si vous passez en deuxième année, vous commencerez à devenir quelque chose, mais pour l’instant, vous n’êtes rien.»

L'amphi du film Première année n'échappe pas à la loi de la jungle étudiante. | Capture d'écran via YouTube
L'amphi du film Première année n'échappe pas à la loi de la jungle étudiante. | Capture d'écran via YouTube

«Dégage bizut, branleur! Retourne à la fac de lettres!» En 2002, à la faculté de médecine de Besançon, c’est par ces cris qu’étaient accueillis les retardataires dans mon amphithéâtre. Des souvenirs pénibles ont resurgi devant les images d’ouverture du film Première année de Thomas Lilti, actuellement sur les écrans. Dans des amphis bondés, on y voit des étudiants en chahuter d’autres, apeurés. Vols de cours, jet d’objets et pression psychologique, tout était alors bon pour décourager les étudiants fraîchement bacheliers de passer le concours de médecine.

Cette année-couperet est régie par le très décrié numerus clausus. Hasard du calendrier, alors que le film est en salle depuis quelques jours, Emmanuel Macron –après la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, dans Le Parisien– a officiellement enterré le numerus clausus en annonçant sa suppression en 2020.

Mis en place en 1968, ce quota limite actuellement dans chaque faculté le nombre d’étudiantes et étudiants admis à passer en deuxième année de médecine. Résultat: la première année est un véritable «gâchis humain» selon les mots de la ministre. En 2018, sur 60.000 inscrits en PACES –l’année commune aux médecins, dentistes, pharmaciens et sages-femmes– 13.500 ont été autorisés à passer en deuxième année, dont 8.000 médecins. Une hécatombe.

«Vous n’êtes rien»

Dans le film Première année, Benjamin (William Lebghil) et Antoine (Vincent Lacoste) sont deux étudiants qui vont subir ensemble cette année de concours. Après Hippocrate et Médecin de campagne, le réalisateur Thomas Lilti s’attaque au concours de première année. Pour les besoins du film, Lilti –qui est médecin de formation– est retourné à la fac. «Je n'avais pas un souvenir très chouette de cette année que j'avais vécue, mais ce que j'ai découvert était vraiment pire, raconte-t-il. Comme pour beaucoup d'autres filières, en plus de la difficulté du concours et de la pression, les étudiants doivent aujourd'hui se battre pour rentrer dans les amphis.»

Se battre est à prendre au sens propre. Dans mon souvenir, dès 5h du matin, des élèves faisaient la queue pour trouver une place dans l’amphithéâtre en sachant qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde. À l’ouverture des portes à 8h, tout le monde jouait des coudes pour essayer d’entrer en premier. Il y avait des cris, certains faisait des malaises, une sorte de répétition physique de la compétition de fin d’année.

«À quel moment on a fini par trouver ça normal?»

«Vous n’êtes rien. Peut-être que si vous passez en deuxième année, vous commencerez à devenir quelque chose, mais pour l’instant, vous n’êtes rien», nous avait lancé un professeur dès les premiers cours. Face à ce millier d’élèves, dont seuls 10% resteraient à la fin, les profs ne s’encombraient ni de finesse ni de pédagogie. Ni de faire respecter un minimum d’ordre dans leurs cours, parce qu’«il faut bien qu’il y ait une sélection». Chaque faculté ayant un quota de places limité pour la deuxième année, la rivalité entre étudiantes ou étudiants est directe. Ce système de concurrence drastique est intégré et exacerbé par ceux-là mêmes qui en souffrent. Dans le film de Lilti, soumis à cette pression, Antoine craque. «Eh ben, ça fait une place en plus, c’est moche mais c’est vrai», commente calmement un autre étudiant, avant de se remettre au travail. «On sort à peine du lycée et déjà le système des études supérieures nous met en compétition, nous classe, nous oppose. À quel moment on a fini par trouver ça normal?» questionne le réalisateur.

En ordre de bataille

Le concours ne pouvant se tenter que deux fois, les «doublants» cherchent donc à décourager les «primants». Entraînant un «chahut» dépeint par Lilti de façon très réaliste. Les premières semaines de cette année-là, ma fac ressemblait à un véritable champ de bataille. Chaque définition importante était systématiquement masquée par les cris de celles et ceux qui avaient déjà les cours. Le bizutage d’exclusion prenait parfois des formes réellement cruelles: le jet d’annuaire du fond de l’amphi était monnaie courante. «Apprends déjà ça! Par cœur, bizut!» se voyait asséner celui qui se prenait le pavé sur la nuque en bas de l’amphi. Tout le monde ne se laissait pas faire et des bagarres éclataient à la sortie des cours. Un remake de Battle Royale à l’échelle d’un amphi.

Les exemples du «gâchis humain» dénoncé par la ministre ne manquent pas. Plusieurs de mes amis ont ainsi quitté la fac en plein milieu d’année. D’autres ont fait une dépression. Je me souviens de cette jeune fille dont je n’ai jamais connu le nom, une petite Maghrébine avec de grosses lunettes, qui venait tôt pour prendre les cours. Un jour, elle s’est pris un œuf. Motivée et décidée à obtenir son concours, elle s’essuie alors les cheveux, enlève quelques coquilles et change de place pour continuer à prendre les cours. Deux minutes plus tard, un autre œuf vient s’écraser sur sa tête. Du fond de l’amphi, un doublant la prenait pour cible, une barquette de douze œufs à la main. À côté d’elle, ses voisins baissaient la tête sans oser se retourner, de peur d’être visés. Écœurée et en larmes, elle s’est levée, est partie de l’amphi, sous les huées et les cris. «Sélection!» exultaient les doublants du fond de l’amphi. Je ne l’ai plus jamais revue. Comment des médecins, ceux qui doivent prendre soin des autres, ont pu être sélectionnés comme ça?

Reptiliens

«Quelle est la différence entre un étudiant en médecine et un étudiant en prépa?» demande l’un des personnages à Benjamin dans le film de Lilti. «Demande-leur d’apprendre le Bottin par cœur. L’étudiant en prépa te demandera: pourquoi? Celui en médecine: pour quand?» Cette blague est malheureusement assez révélatrice de l’absurdité de ce qui est demandé aux élèves en PACES.

Cette véritable «boucherie pédagogique», selon les mots de Lilti consiste à ingurgiter une masse imbuvable de cours, dont certains quasiment inutiles pour l’exercice des futurs médecins. Dans un seul but: les recracher en un minimum de temps, le plus souvent sous la forme de QCM. «Environ deux minutes par question, donc à ce rythme-là, c’est impossible de réfléchir, soit on répond par réflexe reptilien, soit au hasard», commente Benjamin, avant de conclure: «Donc je pense que ceux qui deviendront médecins se rapprochent plus du reptile que de l’être humain».

Impossible avec un tel concours de retenir celles et ceux qui auraient potentiellement pu faire de bons médecins. D’où l’intérêt de modifier ce «système qui ne sélectionne pas sur les compétences et appétences», d'après les mots de l’Élysée.

Des études plus humaines?

Cela fait maintenant cinquante ans que le numerus clausus existe et est pensé comme une variable d’ajustement de la démographie médicale. Créé initialement pour limiter les dépenses de santé, il servait aussi des fins corporatistes: préserver la patientèle des médecins libéraux devant l’explosion du nombre d’étudiantes et étudiants inscrits à la fin des années 1960. Puis, devant la pénurie de médecins, il a progressivement augmenté ces dernières années.

«C’est bien que quelque chose ne va pas dans notre système»

Mais le numerus clausus était sur la sellette depuis un moment. Édouard Philippe l’avait déjà décrit comme «un effroyable gâchis», tandis qu’Emmanuel Macron l’avait qualifié de système «périmé», «injuste» et «inefficace». Le 17 septembre, Agnès Buzyn a ajouté: «Il s’agit d’en finir avec la souffrance des étudiants en première année. On voit une hausse des abandons, des dépressions, des suicides… C’est bien que quelque chose ne va pas dans notre système».

Aujourd’hui, beaucoup de mes collègues font preuve d’humanité et d’empathie avec leurs patientes et patients. Mais dans le contexte de la première année, poussées par ce concours absurde et régressif, certaines et certains devenaient presque sadiques. Un peu à l’image de l’expérience de Stanford, cette étude de psychologie sociale (fortement controversée) où des élèves, ayant carte blanche pour jouer les matons auprès de leurs camarades, se convertissaient rapidement en véritables tortionnaires. À tel point que l’expérience a dû être stoppée avant son terme. Le système de la PACES, c’est un peu ça: un temps hors du monde, régi par ses propres règles de survie, conduisant à tous les débordements.

Mais alors que proposer à la place? «Des examens sanctionneront le passage en deuxième année puis en troisième», répond la ministre de la Santé. «L'idée est d'avoir un appareil de formation plus intelligent, un acquis des connaissances moins académique avec moins de bachotage, commente l’Élysée. Les études médicales doivent rentrer dans le droit commun.» Cela permettra-t-il enfin de rendre –ce qui devrait être une évidence– les études de médecine plus humaines?

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