France

Délocalisations: la politique de l'esbrouffe

Temps de lecture : 7 min

Face aux délocalisations industrielles, l'Etat fait du spectacle. Peut-il en être autrement?

Christian Estrosi, le ministre de l'Industrie, et la directrice de la rédaction de Vogue, Anna Wintour. REUTERS
Christian Estrosi, le ministre de l'Industrie, et la directrice de la rédaction de Vogue, Anna Wintour. REUTERS

Le verbe faute de l'action. Confronté à la décision des industriels de fermer leurs sites non compétitifs dans l'hexagone et de délocaliser leur production, le pouvoir politique ne dispose que d'une marge de manoeuvre réduite pour démontrer à l'opinion qu'il agit. En utilisant une stratégie de médiatisation volontariste, consistant à taper du poing sur la table, sermonner les patrons sur le perron de l'Elysée et les obliger à revoir leur copie, l'Etat tente de convaincre le citoyen qu'il conserve la main sur le cours de choses. Et qu'il met en oeuvre une politique industrielle réfléchie et prospective. Sauf que cela ne correspond pas au monde tel qu'il est et aux contraintes de la mondialisation et de l'Europe.

Déclarations va-t-en guerre

Après Renault, Christian Lacroix, Heuliez... une nouvelle allumette vient de mettre le feu aux poudres. En l'occurence aux dépots de carburants de Total. Un an après une première polémique, le major pétrolier français déclenche à nouveau le scandale en annonçant sa décision de fermer sa raffinerie près de Dunkerque. Une fois de plus, le grand barnum médiatique s'est mis en branle pour dénoncer qui, la faute de goût de Total qui s'apprête à annoncer près de 8 milliards d'euros de profits. Et de dénoncer pêle-mêle son inconscience sur les conséquences sociales d'une telle décision dans un pays malade du chômage, une erreur de communication, ou enfin une lourde faute politique.

La mécanique paraît bien huilée: la nouvelle affaire Total a aussitôt déclenché les déclarations va-t-en guerre du gouvernement. «Nous n'accepterons pas qu'une initiative soit prise de manière unilatérale sans que tous les engagements soient apportés pour pérenniser l'emploi actuel de la raffinerie,» a affirmé le ministre de l'Industrie, Christian Estrosi.

Va-t-on une fois de plus jouer un remake des psychodrames dont la France s'est de longue date accoutumée depuis les affaires Lu-Danone et Michelin d'il y a quelques années qui ont été jusqu'à déboucher sur des lois?

Dans le cas de Renault, où il est intervenu pour obliger le constructeur à revoir son projet de délocaliser la majeure partie de la production de la future Clio en Turquie, l'Elysée, certes, n'était pas totalement illégitime à se manifester au regard des masses d'argent public injectées dans la filière automobile pour lui permettre d'affronter la crise. Pas plus qu'on ne peut lui reprocher de penser qu'entre aujourd'hui et le moment où l'avenir du site de Flins de Renault sera assuré par le développement de la voiture électrique, il se passera beaucoup de temps, trop pour imaginer qu'une soudure, sans solution transitoire, soit possible sans casse sociale.

Dans le cas de Total, on peut en revanche s'interroger sur la justesse de l'interventionnisme de l'Etat et de la politique à grand spectacle qu'il semble prêt, une fois de plus, à lancer. C'est un fait difficilement contestable que l'Europe continentale est en proie depuis des années à de très fortes surcapacités de raffinage qu'il est difficile de résorber sans restructurer l'appareil de production et le redéployer. Parmi les solutions envisagées, Total examinerait l'implantation d'un terminal méthanier sur place en partenariat avec EDF, qui permettrait de sauver une partie des 370 emplois concernés et de proposer une solution de reclassement à tous les autres salariés atteints.

Une occasion pour l'Etat

A tout le moins, il est justifié de voir le ministre de l'Industrie expliquer qu'il sera très vigilant sur la manière dont le redéploiement du site sera réalisé. Il le serait beaucoup moins si l'Etat venait, sous la pression, à bloquer directement toute évolution du site. La décision de Total, pour apaiser les esprits, de reporter, après les élections régionales, sa décision ne fait que reporter la question.

On aurait pu espérer que cas Total offre plutôt la parfaite occasion de démontrer que l'Etat est lui aussi en train de mettre ses paroles en conformité avec ses actes et qu'il est bien lui-même en train de procéder à un bouleversement dans la manière dont il conçoit ses missions et son mode d'action, vis-à-vis du secteur industriel privé.

«Il ne faut pas tout attendre de l'Etat», avait lâché Lionel Jospin au journal de 20 heures, une phrase qui restera à jamais scotchée aux basques de l'ancien Premier ministre, accusé d'impuissance face à la logique implacable des marchés. Ses successeurs se sont bien gardés de tomber dans le piège. Plutôt qu'avouer leur incurie, ils ont compris qu'il vaut mieux, sous couvert d'un volontarisme de bon aloi, expliquer que l'Etat est désormais amené à faire des choix, à sélectionner des filières d'avenir et mettre tous les moyens pour les soutenir, quitte à lever le pied dans d'autres domaines.

Le soutien à l'industrie automobile passe par le choix du développement du véhicule électrique. C'est ainsi qu'on sauvera Flins. La remise en ordre de la filière nucléaire est un impératif faute de quoi ce qui constituait l'avance française risque de fondre comme neige au soleil. Pousser les feux dans les biotechnologies, les nanotechnologies, les énergies renouvelables, suppose un très solide effort de recherche et développement. A l'heure où la Chine et l'Inde ne sont plus seulement ces ateliers du monde que l'Occident se complaisait à décrire avec un mélange de crainte et de condescendance, mais sont entrées de plain-pied dans la course aux technologies en étant capables de rivaliser en qualité dans le médicament, l'aéronautique, les Etats occidentaux doivent impérativement et rapidement revoir leur mode d'action vis-à-vis de leurs industries.

Fixer des caps, faciliter les mutations

En France, c'est d'une certaine manière le rôle qui a été dévolu au Fonds stratégique d'investissement lorsqu'il investit dans les cartes à puces Gemalto, les biotechnologies ou encore le secteur para pétrolier (Technip). D'une autre manière, les choix par le gouvernement des cinq secteurs ciblés (enseignement supérieur, recherche et industries d'avenir) dans le cadre du grand emprunt participe de la même logique.

Là encore, l'Etat est à sa bonne place si son rôle consiste à fixer des caps et des visions prospectives, faciliter les mutations. Il l'est aussi lorsqu'il s'attaque à la taxe professionnelle pour rendre le territoire plus attractif. Ou encore en sortant de la seule logique du champion national, héritée de l'après-guerre, pour privilégier l'émergence des PME innovantes et oeuvrer à la pérennité des entreprises moyennes-grosses, celles qui créent des emplois. Il l'est aussi en revenant à une notion plus modeste de l'entreprise, moins flamboyante mais plus riche en emplois créés sur le territoire. Il l'est encore en tentant de remettre le système financier à l'endroit en obtenant des banques qu'elles remplissent leur fonction d'irriguer l'économie et de financer les entreprises au moment où l'on perçoit un semblant de reprise.

A quelques semaines des élections régionales, il est clair que ce type d'intervention n'a pas la résonance et ne garantit en rien un gain politique à court terme, contrairement aux invectives et aux mises en garde organisées de manière spectaculaire pour chercher à calmer une opinion frappée par la crise. Le fait que le gouvernement ait obtenu de la direction de Total qu'elle reporte finalement sa décision s'inscrit dans ce rapport de forces. Cela risque toutefois de n'être qu'une victoire de très courte portée. C'est en tout cas reculer pour mieux sauter d'ici à la fin du premier semestre. Et pour mettre à l'épreuve cette nouvelle conception du rôle de l'Etat, garant, régulateur, juge de paix, vis-à-vis des entreprises. Moins de verbe. Plus d'action.

Au passage, si elle se confirme, cette évolution vers une politique industrielle moderne insufflée par l'Etat risque de faire apparaître de plus en plus criant l'écart entre cette façon de remplir ses missions et la manière dont ce même Etat continue d'assumer son rôle d'actionnaire de grandes entreprises à la manière d'un conservateur des hypothèques. Son impuissance, alors qu'il est l'actionnaire majoritaire, à obliger EDF à soutenir à temps l'offre du consortium français pour l'appel d'offres de réacteurs nucléaires à Abu Dhabi en dit long sur la situation. Au même titre que son incapacité à faire tourner de manière plus dynamique son portefeuille de participations dans un certain nombre de grandes entreprises (France Télécom, Safran...) qui n'ont plus vraiment de raison d'être.

A continuer à trop sacraliser sa présence dans les grandes entreprises, alors que cela ne rapporte rien ni aux uns ni aux autres, l'Etat risque de ruiner d'une main ce qu'il tente de mettre en place, avec ses nouveaux modes d'intervention, de l'autre.

Philippe Reclus

LIRE EGALEMENT SUR LES DELOCALISATIONS: Capitalisme: les illusions de Sarkozy, Ce qui est bon pour Renault n'est pas bon pour la France et La France a perdu la bataille commerciale.

Image de une: Christian Estrosi, le ministre de l'Industrie, et la directrice de la rédaction de Vogue, Anna Wintour, à la sortie d'un entretien à Paris le 25 janvier 2010. REUTERS

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