Parents & enfants / Sciences

Nos muscles peuvent-ils avoir la mémoire de la classe ouvrière même si on est enfant de profs?

Temps de lecture : 4 min

Si elle est beaucoup moquée ou conspuée, la réflexion de Chris sur son «transfuge de classe» n'est pas totalement absurde d'un point de vue scientifique.

Chris sur le plateau de «Clique», le dimanche 9 septembre 2018. | Capture écran YouTube.
Chris sur le plateau de «Clique», le dimanche 9 septembre 2018. | Capture écran YouTube.

Le 9 septembre, sur le plateau de Clique Dimanche, Chris (ex Christine & the Queens) était interviewée pour la sortie de son deuxième album. Interrogée par Mouloud Achour à propos de ses origines provinciales et relativement modestes, la compositrice et interprète parlera du décalage social qu'elle ressent dans le milieu du showbiz et de son «transfuge de classe» en ces termes:

«Il y a une mémoire des muscles de la classe ouvrière que moi j'ai dans mon corps, je ne parle pas de la même façon aux serveurs, je regarde les femmes de ménage. Il y a des gens qui ne les regardent même pas ces gens-là.»

Une réflexion qui a depuis beaucoup été moquée voire conspuée sur les réseaux sociaux:

Quand j'ai eu connaissance de cette déclaration, j'avoue, j'ai moi-même pouffé en lisant les commentaires de mes différents contacts qui, comme à peu près tout le monde, faisaient remarquer les racines pas vraiment plébéiennes d'Héloïse Letissier (Chris «à la ville»).

Comme on peut effectivement le lire dans sa fiche Wikipédia (pour peu qu'elle soit fiable):

«Originaire de Saint-Sébastien-sur-Loire dans la banlieue sud-est de Nantes, elle commence l’apprentissage du piano à 4 ans, la danse classique à 5 ans, puis le modern-jazz.

Son père est professeur d'anglais à l’université de Nantes et sa mère professeur de lettres classiques dans un collège. Elle a également un frère aîné, Florentin Létissier, professeur de sciences économiques et sociales et adjoint chargé de l’environnement et du développement durable à la mairie du 14e arrondissement de Paris.

Elle étudie d'abord au lycée Clemenceau de Nantes, où elle suit l'option théâtre. Passionnée de littérature, elle continue ses études en hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon à Paris. En 2008, elle part à Lyon, car elle est reçue au concours d'entrée au département Lettres et arts de l'École normale supérieure et (parallèlement) au Conservatoire d'Art dramatique.»

J'ai ainsi ricané à la saillie d'un de mes amis Facebook qui disait: «Je pense qu'elle a confondu “lutte des classes sociales” avec “lutte des classes prépa”...», avant d'ajouter mon petit grain de sarcasme à la grande farandole des bons mots avec un «Bah putain, ça a changé la mine» sur le mur d'une autre. Bref, ça lolait sec. Hi hi.

Trois secondes de réflexion

Et puis j'ai réfléchi trois secondes (ce qui est toujours une bonne discipline à avoir sur les réseaux sociaux avant d'envoyer son commentaire, mais c'est un autre débat) pour me rendre compte que son raisonnement n'était pas totalement absurde d'un point de vue scientifique. Car depuis une grosse trentaine d'années, des chercheurs enquêtent sur la transmission transgénérationnelle de divers traits physiologiques et/ou comportementaux que l'on pensait autrefois «acquis» et donc imperméables à la loterie génétique dont nous avons tous héritée lorsque l'ovule de notre mère a eu l'heur de rencontrer le spermatozoïde de notre père. Des processus épigénétiques qui peuvent, de fait, perdurer sur plusieurs générations d'individus, même si l'environnement (soit entre autres le contexte social et culturel) des parents ou des grands-parents n'a plus rien à voir avec celui qui a vu «émerger» le trait en question.

À ma connaissance, il n'existe pas d'étude sur les muscles plus ou moins robustes de descendants d'ouvriers ou de paysans (ce qui caractérise, de toute façon, une énorme majorité de la population française, et même humaine, à plus ou moins longue échelle), mais bon nombre de travaux se penchent sur des modifications de notre métabolisme induites par les variations du régime alimentaire de nos ascendants.

Épidémiologie transgénérationnelle

Plusieurs classiques du genre ont été publiés sous la direction de Lars Olov Bygren, spécialiste de médecine préventive affilié au Karolinska Institute de Stockholm et ponte de l'épidémiologie transgénérationnelle, soit l'étude des effets sur la santé des individus d'événements subis par leurs ancêtres. Ces travaux portent généralement sur les conséquences transgénérationnelles de graves famines survenues dans la première moitié du XIXe siècle dans la région suédoise d'Överkalix, une zone particulièrement reculée et isolée. Par exemple, une de ces études montre qu'avoir un père ou un grand-père ayant souffert de la famine (et qui n'en est pas mort avant de s'être reproduit) diminue ses risques de diabète et de mortalité cardiovasculaire. À l'inverse, dans la même étude, les risques de mourir du diabète sont multipliés par quatre chez les individus dont le grand-père a pu profiter d'«excès de nourriture» durant son enfance.

D'autres travaux portent sur la famine provoquée par l'occupation nazie en Hollande durant l'hiver 1944-1945. Ils montrent par exemple que les fœtus ayant été au troisième trimestre de leur gestation durant cette famine semblent avoir développé des métabolismes super économes, ce qui s'est traduit à l'âge adulte par un risque de maladies métaboliques (diabète, obésité, hypertension, etc.) multiplié par dix-neuf. Des risques transmis par la mère à la génération suivante.

En d'autres termes, rien ne dit que la réflexion de Chris sur sa «mémoire musculaire» repose sur une quelconque réalité scientifiquement mesurable. Mais ce n'est pas parce que ses parents n'étaient pas tourneurs-fraiseurs et qu'elle a grandi dans un milieu relativement privilégié que la classe ouvrière n'a pas imprimé sa marque dans ses gènes –ou sur les diverses substances qui ont pu jouer sur leur expression. Ce qui est somme toute suffisant pour ne pas s'offusquer de ses propos ni les tourner en ridicule en pensant qu'on sait tout mieux que tout le monde.

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