Le temps des vendanges peut aussi être celui de la guerre. Étienne Gernelle, directeur de l’hebdomadaire Le Point, vient de la déclarer à une très vieille dame: l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa). Il s’agit de l’héritière de l'Association contre l'abus des boissons alcooliques, née en 1872 sous l'impulsion de nombreux membres de l'Académie de Médecine, conscients des ravages opérés par une consommation d’alcool croissante, liée aux progrès de l’industrialisation. Elle donnera bientôt naissance à la Société française de tempérance (1880), reconnue d'utilité publique.
On change de siècle et voici la Ligue nationale contre l'alcoolisme (1905), association loi de 1901 forte de près de 50.000 membres, parmi lesquels de nombreux instituteurs, qui partent en guerre pour l’interdiction de l'absinthe. Deux guerres mondiales et la Ligue devient le Comité national de défense contre l'alcoolisme (1950).
Un nouveau siècle, les addictions évoluent et voici l’Anpaa (2002). «L’alcool cesse d’être le produit-phare, l’association s’intéressant désormais aux dépendances les plus répandues», explique son site. L’association est dotée de vingt-deux directions régionales, animée par de nombreux bénévoles et plus de 1.500 professionnels. Elle est présente auprès des populations ou des secteurs les plus sensibles au développement des addictions (jeunes, milieu scolaire, entreprises, conducteurs, femmes enceintes, milieu pénitentiaire). Elle peut aussi engager des actions en justice pour faire respecter la législation sur la publicité contre les boissons alcooliques.
«Aujourd’hui, les nouveaux Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil sont réunis au sein de l’Anpaa»
Toute cette entreprise au service de la santé publique n’a pas, loin de là, retenu la plume vinaigrée d’Étienne Gernelle:
«Défendons le vin contre les pisse-vinaigre. Les cochons Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil ont fait des petits. Ces trois personnages de La Ferme des animaux –l’hilarante et prothétique satire du totalitarisme signée George Orwell– avaient, au moment de leur prise du pouvoir, établi “sept commandements”, dont le cinquième était: “Nul animal ne boira d’alcool”.
Aujourd’hui, les nouveaux Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil sont réunis au sein de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa), une organisation financée par des fonds publics qui sert une cause essentielle, mais déborde parfois de son cadre pour se poser en brigade de la répression du vice et de promotion de la vertu [...].»
Et le directeur du Point de poursuivre, défendant les acteurs du monde français du vin contre ce «parti du Bien»; contre les «croisés prohibitionnistes qui se répandent dans tous les médias pour dénoncer ce “premier verre”» [référence à une récente publication du Lancet analysée sur Slate], avatar hygiénique du «péché originel»; contre les médias moutonniers; contre les professeurs de morale (dont Le Monde) qui agitent le spectre du «lobby alcoolier»…
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Le lobby du vin au sommet de l'État
Sur ce point, Étienne Gernelle observe que ce lobby n’a pas réussi à empêcher la France de se doter «d’une des législations les plus répressives au monde en la matière» (sic). Certes, reconnaît-il, Emmanuel Macron «ne semble pas très sensible aux commandements hygiénistes», lui se plaît à dire «qu’il boit du vin deux fois par jour» et qu’il faut cesser d’ennuyer les Français et Françaises quant aux limitations de la consommation. Rappelant la fin de la formidable fable de l’auteur de 1984 (où le gin industriel joue un rôle majeur dans l’asservissement des masses), le pamphlétaire conclut: «Nos amis de l’Anpaa seront-ils à la hauteur des cochons d’Orwell?».
La réplique de l’Anpaa n’a pas tardé:
Un article d'une rare élégance qui compare implicitement les défenseurs de la santé publique à des porcs tendance totalitaire... Après l'analogie avec le régime de Vichy en juillet, le #lobby alcoolier a assurément trouvé en @LePoint un bon relais ! https://t.co/KJPoakcRy7
— ANPAA (@anpaa_asso) 6 septembre 2018
Rien de picrocholin ici. Mais la dernière illustration en date d’une opposition majeure et radicalisée, celle de deux mondes dont on voudrait faire croire que tout ou presque les oppose. Peut-on raisonnablement soutenir qu’écrire sur le monde des vins, en parler, le montrer équivaut immanquablement à la promotion de comportements et de consommation conduisant à la dépendance à l’alcool? Pour autant, comment ne pas soutenir la nécessité de solides remparts face à la dynamique interne du marché des boissons alcoolisées et à la puissance de la publicité sur les plus jeunes et les plus fragiles? C’est dire, face aux lobbys, le poids essentiel de l’action du législatif et de l’exécutif.
De ce point de vue, les acteurs et actrices de la lutte contre les dépendances ont toutes regretté les déclarations publiques du président de la République –déplacées car concernant des choix et des consommations qui, chez les responsables politiques, devraient rester cantonnés à la sphère du privé. Les inquiétudes sont ici d’autant plus vives que ces déclarations s’inscrivent dans un contexte plus vaste où, n’en déplaise à Étienne Gernelle, les lobbys alcooliers occupent désormais une position privilégiée au cœur même de l’exécutif.
«Dès les premiers jours du quinquennat, le ton est donné avec la nomination de l’ancienne déléguée générale de Vin & Société»
«Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, en mai 2017, la filière viticole vole de victoire en victoire, entraînant dans son sillage les lobbys de la bière, des spiritueux et des vins d’apéritif, qui pour la première fois présentent un front uni pour défendre leurs intérêts, analysait il y a peu Le Monde.
Dès les premiers jours du quinquennat, le ton est donné, avec la nomination au poste de conseillère agriculture à l’Élysée d’Audrey Bourolleau, l’ancienne déléguée générale de Vin & Société, l’organisme chargé de défendre les intérêts de la filière. Son principal fait d’armes? L’obtention, lors de l’examen de la loi santé en 2015, d’un nouveau détricotage de la loi Évin encadrant la publicité sur les boissons alcooliques en France, avec la bénédiction du président de la République, François Hollande, mais aussi de son ministre de l’économie d’alors… Emmanuel Macron.»
La ligne macronienne n’a, depuis, pas varié. Le président a ainsi fait savoir que nul ne toucherait (pour la retricoter) à la loi Évin –désavouant ainsi publiquement Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, ancienne présidente de l’Institut national du cancer. Cette dernière, depuis, se garde bien de professer que le vin est un «alcool comme les autres». Et les représentants des professionnels de l’addictologie désormais tenus éloignés de leur ministère de tutelle dénoncent le «cynisme du lobby des alcooliers». En vain.
Un héritage social et culturel renforcé par des enjeux économiques
Pour sa part l’Anpaa continue sa croisade, écrivant, à propos de l’étude «premier verre» du Lancet:
«Les conclusions des scientifiques et leurs recommandations logiques en termes de politique de santé auront pourtant du mal à trouver un écho en France, qui est pourtant un des pays les plus touchés au monde par les conséquences sanitaires de la consommation d'alcool. Le lobby de l'alcool, et en première ligne le lobby du vin, est vent debout contre le moindre début de mesure qui informerait la population sur les risques, sans parler de mesures plus contraignantes. Dans une tribune provocante et irresponsable en juillet, de prestigieux producteurs ont même estimé que l'information sur les dangers pour les femmes enceintes serait “mortifère”. The Lancet rappelle avec éclat que ce qui est réellement mortifère, au sens propre, c'est la consommation d'alcool.»
Tous ces éléments valident jusqu’à la caricature l’analyse faire par la Cour des comptes dans un rapport publié en juin 2016: «Les politiques de lutte contre les consommations nocives d'alcool». «La consommation d’alcool est un sujet sensible en France, car l’alcool est associé aux événements festifs, aux modes de vie et à la culture, rappelaient alors les magistrats de la rue Cambon. Cet héritage social et culturel, renforcé par des enjeux économiques, induit une tolérance générale vis-à-vis de la consommation d’alcool qui explique, pour une large part, la difficulté à définir et à mettre en œuvre dans la durée une politique intégrée de santé et de sécurité.»
«La fiscalité, fortement encadrée par les directives européennes, paraît peu inspirée par des objectifs de santé publique»
Les auteurs expliquaient avoir procédé à une évaluation des politiques de lutte contre les «consommations nocives d’alcool». Au terme de son enquête, la Cour en appelait, sans surprise, «à une prise de conscience collective». Observant, face au fléau de la maladie alcoolique (environ 50.000 décès prématurés chaque année) «l’absence de consensus», elle constatait que l’action publique «peinait à modifier les comportements», que les politiques menées dans ce domaine étaient «mal coordonnées et reposant sur des bases mal établies». Et ce alors même que «La lutte contre les consommations nocives d’alcool devrait être une priorité de l’action publique»:
«Le poids économique du secteur des boissons alcoolisées (22 milliards d'euros de chiffre d’affaires, 555.000 emplois directs et indirects) est particulièrement notable en France, en raison en particulier de ses performances à l’exportation. […] L’encadrement de la publicité des boissons alcooliques, mis en place par la loi Évin du 10 janvier 1991 et cité en exemple dans le monde, a connu des assouplissements successifs, en dernier lieu pour la défense des terroirs et de l’œnotourisme dans la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016, et la publicité numérique reste sans contrôle.
L’encadrement des groupes de pression demeure peu contraignant. La fiscalité, fortement encadrée par les directives européennes, paraît peu inspirée par des objectifs de santé publique. Les recettes qu’elle génère sous forme de TVA, de droits de consommations (accises) et de cotisations sociales –6,6 milliards d'euros affectés pour près de la moitié à la protection sociale des agriculteurs– sont sans rapport avec les coûts que les consommations nocives entraînent pour la collectivité. Les taux des différentes accises ne sont pas strictement proportionnels à la teneur en alcool, sauf exception pour les alcools forts et les “premix”. Le vin représente ainsi 58% de la consommation, 71% du chiffre d’affaires hors exportation et seulement 3,6% des droits d’accise.»
Au terme de ce travail, la Cour des comptes proposait «trois orientations» drastiques et formulait «onze recommandations». Un rapport resté lettre morte dans un tiroir d'acajou –quand il n’a pas été désavoué par l’actuel président de la République.
Coupable déni
Et maintenant? La nouvelle polémique survient à la veille de la présentation du plan gouvernemental de lutte contre les addictions pour la période 2018-2022. Une présentation retardée. «Les arbitrages interministériels ont pris plus de temps que prévu», plaide-t-on auprès de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), chargée de piloter l’affaire sous l’œil de l’Élysée. À la lumière des actions et des déclarations d’Emmanuel Macron, aucune mesure d’envergure n’est attendue concernant la partie alcool.
Mais rien n’est, non plus, à attendre de la poursuite d’un affrontement entre les partisans du «zéro alcool» et le camp des producteurs associés aux lobbys et aux publicitaires. D'autant plus quand on confond sciemment les vins et les boissons alcooliques industrielles. Tout est ainsi en place pour laisser aux puissants alcooliers le monopole du «packaging sémantique bienveillant» face au triste camp aisément caricaturé en «pisse-vinaigre».
«Il y a eu la société de performance bien décrite, entre autres, par le sociologue Alain Ehrenberg. Et nous sommes entrés depuis une vingtaine d’années dans une société addictogène, commente le Dr William Lowenstein, président de SOS Addictions. Face à elle, les stratégies de prohibition et d’abstinence ont montré leur inefficacité, pour ne pas dire leur contre-productivité. Nous pouvons couper internet ou l’électricité pour lutter contre les abus d’écran. Nous pouvons entrer au couvent pour guérir les troubles liés aux hyperactivités sexuelles, interdire le rugby pour supprimer les chocs mortels. Ou clamer que le vin est une drogue dure cancérigène dès le premier verre. Mais bien évidemment tout cela est voué à l’échec.»
Aux antipodes, ou presque, de la radicalisation de l’Anpaa et des prêches sur la «totale-abstinence», le Dr Lowenstein et Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération Addiction, plaident pour une politique de réduction des risques imposés par une société addictogène. Le chemin est sans doute plus escarpé et les risques plus grands. A fortiori, comme c’est le cas aujourd’hui, quand les responsables politiques sont, plus encore que certains de leurs prédécesseurs, dans un coupable déni.