L’affaire est jouée d’emblée. La nuit, deux types dans la pénombre attaquent une bicoque isolée: éclairs des coups de feu dans l’obscurité, corps opaques et efficaces, connivence physique des attaquants, sens du rythme et de l’image de celui qui filme.
Les Frères Sisters est un western puissant et singulier, creusant son sillon personnel tout en respectant les canons du genre.
Tension dramatique
Ce n’est pas que cette séquence d’ouverture annonce le style du film; il sera plutôt bavard, alors que les frères, exécuteurs des basses œuvres d’un potentat de l'Oregon, sont laconiques au cours de l’opération qui nous les présente.
Le film sera plutôt diurne et se déplacera dans d’autres paysages, ceux de San Francisco au moment de la ruée vers l’or puis d’une concession aurifère en Californie.
Il aura d’autres protagonistes principaux que les deux frères, au demeurant bien moins complices qu’il n’y paraissait: un détective lancé par le même commanditaire à la recherche d’un chimiste qui aurait mis au point un moyen infaillible de trouver l’or au fond des ruisseaux et celui-ci, qui occupent un temps le centre du récit –chacun des deux s’avérant là aussi bien différent de ce qui semble s’annoncer.
Combats nocturnes, spectaculaires | UGC
Positionné au départ dans le droit fil des westerns récents jouant la matière et la brutalité roots, du genre True Grit, le film dérivera ensuite vers un modèle plus postmoderne –avec arrière-plan métaphysique et environnemental, sans oublier les nouvelles technologies (plaisamment matérialisées par une brosse à dent!)– mais toujours spectaculairement efficace, du côté de There Will Be Blood.
Qu’importe, est-on tenté d’ajouter: l’essentiel est dans la tension dramatique jamais en défaut, dans la présence physique des protagonistes et des paysages, et dans le mouvement –c’est-à-dire à la fois l’action et l’évolution des personnages.
Admirable John C. Reilly
Film de poursuite, au moins pendant une part importante du récit, le film est simultanément porté par deux mutations aux timings différents: celle, rapide, qui affecte le détective et sa proie, et celle plus tortueuse qui advient au personnage qui se révèle le véritable centre de toute l’affaire, l’un des deux frères Sisters, interprété par l’admirable John C. Reilly.
John C.Reilly, initiateur du film et interprète du personnage qui en deviendra le principal | UGC
L'acteur se situe discrètement au centre de la fabrication du film, comme son personnage, l’ainé des Sisters, se situe au cœur longtemps indiscernable de l’histoire.
La trajectoire de son personnage est le véritable fil conducteur, à demi enfoui, des tribulations des frères tueurs lancés aux trousses d’un autre duo encore moins homogène, puis associés dans une pêche miraculeuse où les miracles ne seront pas ceux que l'on croit.
Et c’est Reilly, l’acteur aux quatre-vingt rôles (entre autres chez Scorsese, De Palma, Altman, P.T. Anderson, Terence Malick…), mais toujours abonné aux comparses et seconds couteaux, qui a acheté les droits du roman Les Frères Sisters de Patrick deWitt et qui a proposé à Jacques Audiard d’en diriger l’adaptation.
L’idée peut paraître baroque, elle se révèle extrêmement féconde –et on l’écrit avec d’autant plus d’entrain que l'on est loin d’avoir souvent apprécié les réalisations du signataire de Regarde les hommes tomber et de Dheepan. Aucune raison pour autant de bouder son plaisir de spectateur avec la rencontre aussi inattendue que réjouissante de ces «frères Sœurs».
Star system et mythologie
Dépourvue de signification psycho-je ne sais quoi, la blague du titre ne sert à peu près à rien… et c’est à ça qu’elle sert: à introduire sans s’appesantir un décalage, une étrangeté, qui trouvera dans le cours du récit à se manifester de multiples manières.
Le scénario y concourt, mais aussi l’interprétation. Outre à Reilly lui-même, qui déplace le centre de gravité émotionnel du film par sa présence physique et impeccable as usual, on le doit à deux des figures de proue du star system masculin aux États-Unis, Joaquin Phoenix (le cadet des Sisters) et Jake Gyllenhaal (le détective Morris) –une distribution luxueuse qui se révèle très pertinente.
Riz Ahmed et Jake Gyllenhaal | UGC
Souvent filmés de trois-quarts ou dans la pénombre, à peine reconnaissables, les deux acteurs ajoutent en douce un fumet de mythologie qui fait pendant aux références aux grands œuvres canoniques du genre.
Jusqu’au finale, un peu nunuche, Audiard s’est visiblement plu à retrouver, même en filmant loin des lieux authentiques (le film a été tourné en Europe), les élans lyriques du western classique et du cinéma grand format.
Ce plaisir s'exprime aussi à l’occasion d’un beau mouvement de grue –même numérique– sur la mégapole San Francisco surgie du néant sous l’effet du Gold Rush, comme des clins d’œil au fantastique avec l’apparition de scintillements hypnotiques dans un décor élégiaque.
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Décalage contemporain
Côté casting, il faut également mentionner Riz Ahmed dans le rôle du chimiste traqué. Rappeur et acteur britannique d’ordinaire presque systématiquement abonné aux rôles d’Arabes (dont le très mémorable We Are Four Lions), hormis sa brève apparition dans un Star Wars, il est ici une figure d'étrangeté abstraite, soulignée par le nom bizarre de son personnage, Hermann Kermit Warm. De manière à nouveau oblique, sa présence et son interprétation participent du jeu efficient et légitime avec les codes, qui anime tout le film.
Riz Ahmed contribue à éveiller les échos contemporains des Frères Sisters, ajoutant les enjeux liés à l’immigration, pas vraiment hors sujet à propos de la Californie des années 1850, à ceux liés aux effets sur la nature de l’appât du gain.
Les Frères Sisters
de Jacques Audiard, avec John C. Reilly, Joaquin Phoenix, Jake Gyllenhaal, Riz Ahmed
Durée: 1h57. Sortie le 19 septembre 2018