Égalités / Société

Il faut être un privilégié pour penser comme Raphaël Enthoven

Temps de lecture : 5 min

Le fait de penser de façon aussi abstraite n’est pas une simple erreur. C’est un choix philosophique.

Raphaël Enthoven assiste à une séance plénière de l'Université d'été du Medef à Jouy-en-Josas le 29 août 2017. | Éric Piermont / AFP
Raphaël Enthoven assiste à une séance plénière de l'Université d'été du Medef à Jouy-en-Josas le 29 août 2017. | Éric Piermont / AFP

Essayer d’analyser du Raphaël Enthoven, c’est s’assurer des nœuds au cerveau. Ses raisonnements sont logiques et pourtant, ils aboutissent souvent à un non-sens. Comment ce miracle rhétorique est-il possible?

C’est un peu comme ces illusions d’optique qui rendent fou.



«Être végétarien quand vous pouvez manger de la viande, c’est récuser l’animal en vous et c’est mettre l’homme sur un piédestal», lançait-il voilà deux ans.



Prenons le manspreading puisqu’il revient sur le sujet dans sa récente interview au Point. Pour rappel, le terme, également connu sous le nom de syndrome des couilles de cristal, désigne le fait de s’asseoir en écartant au maximum les genoux, empiétant ainsi sur l’espace de ses voisins et voisines. Qu’en dit Enthoven?

Il ne nie pas du tout le phénomène mais «même si 99% des écartements de jambes sont dus aux hommes, il n’est pas moins sexiste de réduire cette attitude au genre masculin au risque d’enfermer un individu dans une essence imaginaire». Heu… «Donner un nom qui signifie qu’il n’y a que les hommes qui font ça, relève du sexisme. Il faudrait appeler ça “humanspreading”.» (Par contre, allez comprendre pourquoi l’écriture inclusive qui propose de parler des humains à la place des hommes, il considère que c’est une abomination.) Il fait ensuite le parallèle entre le fait de parler de manspreading et de mettre des panneaux indiquant la présence de table à langer exclusivement dans les toilettes des femmes. Selon lui, c'est tout pareil.



On serait donc sexiste en parlant de MANspreading... À ce compte-là, on est sexiste si on dénonce le sexisme parce qu'on le fait forcément en renvoyant les hommes à leur identité masculine, et puis parler de racisme c'est raciste parce qu'on parle des assignations raciales. Ce que je ne comprends pas, c'est le raccourci pris à deux cents à l'heure qui fait que si on parle d'identité masculine, on essentialise la personne. On passe notre temps à parler d'identité de genre exactement pour dire que ce n'est pas une question d'essence.

Hors situation, hors historicité, hors rapport de force

En fait, il y a un point de décrochage qu’on peut retrouver dans la plupart de ces raisonnements. Raphaël Enthoven pense hors de tout, en maniant de purs concepts hors situation, mais surtout hors historicité et donc hors rapport de force. Revenons sur l’écriture inclusive qu’il avait pourfendue partout. On voulait nous laver le cerveau, c’était un attentat contre la mémoire, c’était comme une «lacération de la Joconde», «penser qu'on va modifier la langue par un décret (et en vertu d'une morale) relève, à mon sens, d'une ambition totalitaire avantageusement recouverte par le souci de lutter pour l'égalité hommes-femmes». Ses arguments oubliaient notoirement que ladite langue avait précédemment été nettoyée par les académiciens, passée au filtre de la misogynie avec décrets, ambition totalitaire et soucis d’ordre moral. Non seulement Raphaël Enthoven pense la langue comme un objet mémoriel, donc figé et atemporel, mais en prime, il ne connaît pas l’histoire de cette langue qu’il prétend défendre.

Comme l’illusion d’optique fait fi de certaines réalités du monde physique.

C’est un peu l'arguement du «toutes choses égales par ailleurs» pour comparer des choses qui ne peuvent pas l’être. Toutes choses égales par ailleurs, dire «manspreading» c'est comme mettre des tables à langer seulement chez les femmes. Même logique quand Enthoven avait soutenu que l’islamophobie était à mettre sur le même plan que la cathophobie, qu’il n’y avait dans l’islamophobie, comme dans la cathophobie, rien de raciste ou de xénophobe. C’était un peu «toutes religions égales par ailleurs», oubliant complètement que nombre d’islamophobes perçoivent l’islam précisément comme une religion de l’étranger qui vient envahir notre territoire et qu’à l’inverse, peu de catholiques en France se voient refuser un logement ou un emploi parce qu’ils sont catholiques.

Cette inconscience des dominations diverses transparait particulièrement dans ses échanges avec Rokhaya Diallo. Je crois que quand il veut débattre avec elle en public sur Twitter, il est sincèrement convaincu qu’ils sont sur un pied d’égalité. Ce qui est faux en terme de situation. À chaque fois qu'il l'apostrophe, elle se prend des torrents de boue dont il n’a pas idée. Il n’a pas conscience que sur internet, il jouit d’un confort qu’elle n’a pas.

C'est sa vision du monde qui domine partout

Mais le fait de penser de façon aussi abstraite n’est pas une simple erreur. C’est un choix philosophique. Raphaël Enthoven dénonce ce qu’il appelle «un tropisme contre-révolutionnaire qui nie tout homme universel et ne reconnaît d'existence qu'à des êtres enracinés dans une culture». Eh bien, oui, je l’avoue. Je nie tout homme universel. Ce que je reconnais, ce sont des principes universels, les droits humains, comme la liberté, dont devraient bénéficier l'ensemble des êtres humains réels. Mais nous sommes tous et toutes enracinées, résultat du croisement d’une multitude de facteurs culturels, historiques, sociaux, économiques, biologiques, etc. Or Enthoven croit profondément que «les gens ne pensent pas seulement comme ils sont. Ils pensent aussi. Tout court. Loin de toute appartenance».

Peut-on réellement penser hors de soi-même? Personnellement, j’ai un gros doute. Et c’est d’autant plus difficile quand on jouit de privilèges parce que le privilégié croit toujours que son regard sur le monde est universel, la preuve: c’est sa vision du monde qui domine partout. Il se voit donc légitimé en permanence. Il peut traverser la vie et penser sans réfléchir à sa position dominante parce qu'il ne la ressent pas.

Alors on est coincé? Il faut abandonner l’idée de pouvoir réfléchir? Non. C’est même l’inverse, il faut réfléchir deux fois plus pour prendre conscience de nos propres biais. Dire que toute pensée est forcément située, ce n’est pas abandonner l’idée de réfléchir mais au contraire, exiger une vigilance encore plus grande, un effort supplémentaire pour commencer par déconstruire ce qui, de notre point de vue, paraît évident. Cela implique parfois de penser contre soi-même, d’accepter qu’on a des privilèges, et d’écouter ceux qui n'en ont pas. On sera toujours le fruit d’appartenances, mais en multipliant l’écoute et les échanges avec d’autres, des autres qui ont des expériences différentes, on pourra espérer élaborer une pensée un peu plus universelle.

Chose impossible tant qu’on reste arc-bouté à l’idée qu’on est déjà un homme universel.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

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