«S'il y a une chose dont j'ai horreur, c'est bien le cinéma», annonce Holden Caulfield dès la deuxième page de L'Attrape-cœurs. «Surtout qu'on m'en parle jamais.» Son créateur, vraisemblablement, était du même avis. J.D. Salinger fut sollicité toute sa vie par des producteurs, des scénaristes et des acteurs (dont Elia Kazan, Billy Wilder, Jack Nicholson, Leonardo di Caprio, et Jerry Lewis, qui s'est profondément identifié avec le livre bien qu'il fut bien trop âgé, de plusieurs décennies, pour jouer le rôle). Mais Salinger refusa obstinément de céder ses droits d'auteur sur le roman. Il s'explique dans cette lettre datant de 1957 adressée à un certain monsieur Herbert: «L'Attrape-cœurs est un livre profondément romanesque... La force du livre tient à sa voix narrative, qui est sa particularité tout au long du récit. Le personnage ne peut être séparé de cette technique narrative à la première personne.»
Il faut reconnaître que le premier obstacle pour un réalisateur serait de reproduire la voix de Holden, divagante, idiosyncrasique, distinctive, mais n'est-ce pas le cas pour l'adaptation de n'importe quel roman à la première personne? Si vous lisez plus loin, la résistance de Salinger à toute adaptation au cinéma de L'Attrape-cœurs semble plus profonde: «Holden Caulfield lui-même, selon ma conviction, qui tient sans doute du préjugé, est essentiellement injouable. Un jeune acteur sensible, intelligent, doué, polyvalent ne serait pas au niveau. Il faudrait quelqu'un avec quelque chose d'indéfinissable pour le faire, et aucun jeune homme qui a ce quelque chose d'indéfinissable ne saurait quoi faire avec.» Joyce Maynard, une femme écrivain qui a vécu avec Salinger pendant un an à l'âge de 18 ans et qui a publié ses mémoires sur le sujet, a dit que la seule personne qui aurait pu jouer Holden aurait été Salinger lui-même. Justement, dans une lettre écrite juste après la publication du livre, Salinger a envisagé une adaptation sur scène du livre avec l'auteur en vedette jouant le rôle de Holden et Margaret O'Brien, une jeune actrice, dans le rôle de la petite sœur Phoebe Caulfield.
Ne pas interpréter
Dans ce registre comme dans bien d'autres, la biographie de J.D. Salinger et son oeuvre se confondent tellement que l'interprétation n'est pas nécessaire. De la même façon que Holden a refusé de s'engager dans la vie adulte, avec ses compromis troubles et sa lutte pour le prestige social, Salinger a préservé sa création des prétentions et des paillettes de Hollywood. Et de la même manière que Salinger s'est retiré dans son personnage d'auteur énigmatique - caractérisé par son refus d'écrire ou du moins de publier - Holden Caulfield est devenu le parangon du personnage injouable: le personnage avec qui tout le monde s'identifie mais que personne n'a le droit de jouer. Dans un entretien au magazine Premiere en 1987, John Cusack - le prototype du jeune acteur sensible, intelligent, doué et polyvalent - observait que son seul regret relatif à son âge (21 ans à l'époque) était qu'il était maintenant trop vieux pour jouer Holden Caulfield. Pendant que Salinger vieillissait, reclus dans sa propriété de Cornish, dans le New Hampshire, des générations de jeunes hommes voyaient passer l'âge de jouer ce rôle toujours rêvé et toujours insaisissable.
Mais il y a une autre façon de regarder la carrière cinématographique de Holden Caulfield. On peut soutenir que l'étudiant exclus du lycée de Pencey Prep est parvenu à sortir du livre iconique pour devenir le personnage principal d'une grande majorité des films pour adolescents du dernier demi-siècle. Bien qu'on n'ait jamais tourné L'attrape-cœurs, la carrière cinématographique de Holden Caulfield dépasse celle de n'importe quel personnage fictionnel moderne.
L'ombre de Caulfield
En fonction de votre interprétation, vous pouvez déceler l'esprit de Holden derrière presque chaque jeune homme désoeuvré occupant l'affiche d'un film depuis la sortie du livre en 1951. Son ADN est perceptible même dans des spécimens complètement non-Holdenesques tels que Marlon Brando dans L'Equipée Sauvage («Contre quoi te rebelles-tu? Qu'est-ce que tu as?») et James Dean dans La Fureur de vivre («S'il y avait un jour où je ne me sentais pas complètement perdu et où je n'avais pas honte de tout. Ou si je me sentais à l'aise quelque part. Tu comprends ce que je veux dire?»)
Chaque décennie engendre ses propres Holden: prenons à titre d'exemple Benjamin Braddock, joué par Dustin Hoffman dans Le Lauréat (1967), étranger aux attentes du monde adulte, entraîné à sa fête de fin d'études dans un coin par un homme d'un certain âge voulant lui exposer l'importance pour son avenir d'«un mot: le plastique». Même Woody Allen, dans les années 1970, a donné sa propre interprétation de Holden, en assassinant les gens «bidons» comme le spécialiste de Marshall McLuhan dans Annie Hall et en expliquant que la vie se divise entre «l'horrible et le misérable.»
Dans les années 90 et au début des années 2000, on a eu une nouvelle vague d'angoisse Holenesque dans des films tels que Séduction en mode mineur, Donnie Darko, et Igby. On a aussi vu des variations féminines, telles que le personnage sardonique joué par Molly Ringwald dans Seize bougies pour Sam, les lycéennes aliénées de Ghost World, ou l'adolescente angoissée mais maligne jouée par Natasha Lyonne dans les Taudis de Beverly Hills. Wes Anderson, dont l'oeuvre entière est un commentaire sur Salinger, a peut-être réalisé le film le plus proche de L'attrape-cœurs quand il a fait Rushmore en 1999. Bien que le Max Fischer incarné par Jason Schwartzman soit plus adroit au niveau social que Holden (et que loin d'avoir envie de quitter son collège, il l'adore tellement qu'il vit sa suspension comme un exil douloureux), la dévotion naïve de Max pour des standards inaccessibles de pureté et d'authenticité, son refus adolescent du compromis sont tous des caractères empruntés à Caulfield, purement et simplement.
L'Attrape-coeurs en bandoulière
On trouve une autre incarnation de l'adolescent dépressif de Salinger dans les personnages de cinéma qui mettent ouvertement en scène leur identification avec Holden, au point de porter leur exemplaire de L'Attrape-cœurs comme un symbole de leur aliénation et de leur identité. Jake Gyllenhaal, dans The Good Girl, joue un personnage qui s'appelle Holden et qui est obsédé par Holden (il est plausible que c'est lui-même qui s'est renommé d'après le personnage; le caissier d'hypermarché qu'il incarne est tellement déséquilibré qu'on a du mal à croire à sa parole). L'intrigue de The Good Girl repose sur l'interprétation erronée du credo de Holden par Gyllenhaal-Holden: «c'est la société qui lui pèse; l'hypocrisie du monde» comme il l'explique à Jennifer Aniston au début du film. Tout ce qui s'enchaîne, de leur liaison adultère mal inspirée au dernier acte de violence de Gyllenhaal-Holden est le produit de l'identification démesurée du personnage de Gyllenhaal avec ce qu'il pense être l'essence du Holden de Salinger, c'est-à-dire un constant apitoiement sur lui-même. Ils sont incapables de voir que Holden Caulfield est un narrateur peu fiable, moins un dispensateur de sagesse nihiliste qu'un garçon immature pourvu d'un complexe de supériorité.
Au cinéma au moins, mal interpréter Holden, se l'approprier pour ces propres buts, semble être une clé de lecture essentielle. Dans cet extrait de Six Degrés de Séparation, l'escroc incarné par Will Smith fait un long monologue sur l'utilisation de L'attrape-cœurs par des sociopathes comme «manifeste de haine». Et puis il y a le cauchemar épouvantable qui se jouait dans la tête de Mark David Chapman quand il s'est convaincu que John Lennon, à l'instar de bien des personnages de L'attrape-cœurs, était «bidon» et qu'il méritait à ce titre d'être tué. (On a tiré un véritable film de ces événements, le documentaire dramatique de 2006 The Killing of John Lennon, un film que je n'ai jamais pu voir pour la simple raison que tout ce qui est lié au meurtre de John Lennon me rend physiquement malade.)
Il existe une «adaptation» de L'Attrape-cœurs: un film expérimental de 75 minutes réalisé par Nigel Tomm en 2008, qu'on peut voir dans sa totalité sur IMDB. Comme tous les films de Tomm, L'attrape-coeurs consiste en un écran fixe d'une seule couleur - dans le cas de L'Attrape-cœurs, bleu; d'autres adaptations littéraires de Tomm sont En attendant Godot (vert), le Coran (orange) et les Frères Karamazov (violet). On ne sait pas si J. D. Salinger fût au courant de l'existence de cette «interprétation» abstraite de son premier livre ni comment Tomm est arrivé à contourner l'obstacle juridique que Salinger a imposé il y a si longtemps. Mais, étrangement, il semble que Salinger n'aurait pas été gêné. Le vide absolu et abstrait du film de Tomm est une sorte de réponse à cette lettre, citée plus haut, que l'auteur a écrit à un producteur en 1957: si L'Attrape-cœurs est, comme Salinger l'a affirmé, infilmable, alors peut-être la meilleure adaptation du roman est-elle une heure et 15 minutes de rien du tout.
Dana Stevens
Traduit par Holly Pouquet
Image de une: CC via Flickr