Pour moi, Richmond a été pendant des années la ville où se trouve l'Aéroport International de Vancouver. C'est tout. Si vous m'aviez demandé de développer, je vous aurais répondu que cette ville-satellite toute plate construite sur des îles du delta de la Rivière Fraser possède un Ikea, de nombreux centres commerciaux, et Hon's, le resto chinois préféré de mes parents -passage obligé à chacun de leur périple vers ou bien depuis l'aéroport.
Je vous aurais aussi sûrement indiqué que l'Aberdeen Centre, un centre commercial spécialisé dans la culture asiatique, tient son nom d'un port hongkongais; sûrement une autre conséquence de la mondialisation. Et ce pont hongkongais a lui-même été baptisé ainsi en hommage à George Hamilton-Gordon, un politicien écossais, quatrième duc d'Aberdeen. Et donc, bien que les Ecossais furent parmi les premiers colons à s'installer à Richmond, le nom Aberdeen est arrivé jusqu'ici grâce à la Chine.
Ma relation à Richmond étant surtout basée sur mes voyages en avion, je vous aurais sans doute parlé du vol Cathay Pacific que je prends régulièrement pour aller à Vancouver, et qui fait une pause ravitaillement lors de son trajet quotidien entre New York et Hong Kong. Ce vol, tout comme le nom Aberdeen, illustre parfaitement les deux pôles culturels les plus importants de Vancouver. Le monde anglo-saxon d'un côté, l'Asie de l'autre. Dans ma famille, c'est encore plus flagrant: quand je m'installais à Londres ou bien à New York, mon frère lui, vivait à Séoul ou à Hong Kong.
Il n'en reste pas moins que la ville affiche un certain cosmopolitisme, mais même si la municipalité a décidé de baptiser le quartier des magasins «Le Village Doré», il s'agit en fait d'une succession de petites boutiques mal agencées et hyper lucratives.
Mais ô surprise, Richmond a coiffé les autres villes au poteau (et notamment Barnaby, mon bled d'origine) en étant choisie pour la construction dans le cadre des JO d'un tout nouveau bâtiment: l'ovale de patinage de vitesse -400 mètres de piste, 8.000 sièges.
A la découverte de l'Ovale
Et le résultat est spectaculaire. Un matin de mars froid et ensoleillé, alors qu'on aperçoit les montagnes depuis le delta, sur le rivage, le Richmond Olympic Oval, en partie couvert de panneaux bleu irisé, scintille de manière surnaturelle. Inaugurée en décembre 2008, cette patinoire est habituellement ouverte au public, mais lorsque j'ai visité Richmond, elle accueillait les championnats du monde de patinage de vitesse. J'ai donc demandé à une amie de se faire passer pour une photographe et je me suis présentée comme «écrivain voyageur» à un porte-parole de la ville, pour qu'il nous laisse entrer -ce qui n'est pas complètement faux, mais c'est un peu bizarre de s'annoncer comme tel alors qu'on est à deux pas de sa ville natale.
L'accès au bâtiment se fait via une passerelle qui passe au-dessus d'un étang construit lui aussi pour l'occasion, et qui, comme nous l'a expliqué le porte-parole, fait partie d'un système de récupération des eaux pluviales qui permet la collecte de celles-ci sur le toit, et leur réutilisation. Une grande place pavée, où l'on s'attend à voir débarquer une parade, donne sur le côté rivière du bâtiment. Ce dernier a d'ailleurs été pensé pour accueillir toutes sortes d'activités en plus du patinage, comme le basketball ou des représentations en tous genres. Le clou du spectacle, c'est un filet rouge haut de 22 mètres flottant dans le ciel telle une amibe géante. La sculpture, signée Janet Echelman, est censée rappeler à la fois un filet de pêche et une lanterne chinoise.
Nous pénétrons à l'intérieur de l'édifice, et Porte-parole A en profite pour passer le relais à Porte-parole B. Devant le bureau des accréditations, où le staff jongle entre ordinateurs et imprimantes, je réalise tout à coup quelle logistique se cache derrière un événement sportif d'ampleur mondiale. Les Jeux olympiques m'apparurent soudain comme une armée de soldats en uniforme et d'ingénieurs expérimentés marchant au pas, se rapprochant chaque jour un peu plus. Nos badges prêts, nous pouvons enfin accéder au fameux ovale.
Choc du métal contre la glace. Les patineurs les plus rapides du monde sont en plein entraînement. Certains portent un survêtement par-dessus leur combinaison moulante, d'autres y ont seulement rajouté un bonnet. Ils se déplacent en groupe de trois ou quatre; les Norvégiens sont en rouge, les Américains en bleu foncé, les Canadiens en rouge et noir avec un motif holographique gris. Hommes et femmes s'entraînent ensemble, et se ressemblent; minces, musclés, avec des cuisses comme des pistons -une partie du corps qui a d'ailleurs été choisie comme support publicitaire. Les patineurs discutent entre eux en retirant leurs survêtements. Puis chacun à leur tour ils accélèrent, se détachant du peloton pour se mesurer enfin à la glace. En quelques secondes je ne vois plus que des taches colorées un peu floues et flottant sur des lames d'acier.
Un goût d'inachevé
Une fois ressorties, nous passons devant des monticules de terre pré- ou peut-être post-construction; il est prévu qu'un tout nouveau quartier soit aménagé dans les environs, reste à savoir quand. La construction d'un bâtiment olympique auxiliaire a déjà été interrompue, l'immobilier à Vancouver et ses alentours n'ayant pas été épargnés par la crise économique -loin de là.
Sur la route 3, nous passons sous la nouvelle ligne de SkyTrain encore en travaux, un bras de béton tendu pour le moment dans le vide. Sur Alexandra Road, je cherche parmi les signes chinois et les échoppes un restaurant dont Jennifer 8. Lee, dans son livre The Fortune Cookie Chronicles sorti en 2008, affirme qu'il sert les meilleurs plats chinois ailleurs qu'en Chine. Malheureusement, il a déjà fait faillite, mais peu importe, nous nous rabattons sur l'Empire Mandarin, rempli à cette heure-ci de familles et de businessmen. Les serveuses ne parlent pas un mot d'anglais, mais nous tendent des menus bilingues. Nous commandons des raviolis aux crevettes, des buns au porc façon barbecue, et du chou chinois au tofu. Nos plats arrivent, fumants, délicieux. Le raffut incessant de la plonge et l'aquarium à homards me rappelle tous ces restaurants dans lesquels j'allais manger avec mes parents lorsque j'étais enfant, comme le Pelican et le Pink Pearl sur Hastings Street. Et je réalise tout à coup qu'il y a peut-être une continuité dans tout ça.
Irshad Manji, une écrivaine et activiste musulmane que j'admire beaucoup, a réussi à capturer l'essence de Richmond dans ses mémoires aux allures de manifeste Musulmane mais libre. Après avoir décidé de fuir l'Ouganda d'Idi Amin, sa famille arrive à Richmond. Manji est inscrite dans une école maternelle baptiste, puis dans une madrasa dont elle est rapidement renvoyée parce qu'elle posait beaucoup trop de questions. Elle cherche alors une traduction du Coran pour pouvoir l'étudier par elle-même. Au collège, elle devient déléguée des élèves, malgré les insultes de certains camarades qui la «traitent» de «Paki».
«Dieu ce que j'aimais cette société-là, son goût d'inachevé», écrit-elle.
En août, cinq mois après ma dernière visite, la nouvelle ligne de SkyTrain était enfin inaugurée, reliant Richmond et son aéroport au centre-ville de Vancouver. Ma mère m'a appelée pour me dire qu'elle et papa l'avaient prise pour se rendre à leur resto favori, Hon's. Quelques mois plus tard, Hon's fermait -mais seulement pour rénovation. Et les habitants de Richmond allaient pouvoir profiter de leur Ovale, nominé pour un prix d'architecture. Alors ce goût d'inachevé se sera peut-être un peu dissipé.
Elisabeth Eaves
Traduit par Nora Bouazzouni
Image de une: le Aberdeen Centre / averoee via Flickr CC
(A suivre: Escapade à Whistler)