Culture

Sinéad O'Connor fut parmi les premières à oser dénoncer la pédophilie dans l'Église catholique

Temps de lecture : 8 min

Dix ans avant que l'Amérique ne découvre l'horreur des scandales pédophiles au sein de son Église Catholique, elle humiliait la chanteuse et ruinait sa carrière pour avoir voulu les dénoncer.

Sinéad O'Connor au Ramsbottom Music Festival, près de Manchester, le 15 septembre 2013.| Photo Man Alive! via Flickr CC License by
Sinéad O'Connor au Ramsbottom Music Festival, près de Manchester, le 15 septembre 2013.| Photo Man Alive! via Flickr CC License by

Ce mardi 14 août, un jury populaire livrait les conclusions d’une enquête l’ayant occupé plus de deux ans avec les services du procureur de Pennsylvanie. Dans son rapport de 884 pages, plus de trois cents prêtres catholiques ayant exercé leurs fonctions dans l’État sont accusés d’abus sexuels sur plus de mille enfants, garçons et filles, sur une période de soixante-dix ans. Les faits sont d’une violence insoutenable, certains passages, trop extrêmes, ayant même été jusqu’à être censurés par les jurés.

Les révélations, la plupart prescrites, sont d’une ampleur encore inédite mais, au coeur de l’été, c’est avec un oeil hagard et légèrement anesthésié que le monde les a accueillies. Malgré l’horreur, les abus sexuels de prêtres sur des enfants et la façon dont ils ont été couverts par leur hiérarchie ne sont plus que des faits divers comme les autres, les scandales, en Irlande, au Canada, en Australie, en France, en Norvège, en Pologne, au Chili, en Belgique, en Inde ou aux États-Unis, s’étant succédé presque sans interruption depuis le milieu des années 90. Le monde s’est habitué.

Le 3 octobre 1992, ce n’était pas encore le cas. A cette époque, personne ne savait –ou ne voulait savoir. Par exemple, le prêtre Brendan Smyth, arrêté en 1991 (puis à nouveau en 1994) pour avoir abusé d’au moins 143 enfants pendant quarante ans à Belfast, Dublin et dans plusieurs États américains, était largement vu comme un cas isolé. Ce n’était alors pas l’Église, comme institution, qui était attaquée et traduite devant les tribunaux, c’était un homme, monstrueux, malade. Un homme seul.

Surprise: elle déchire une photo du pape Jean-Paul II

Le 3 octobre 1992, Sinéad O’Connor apparaissait devant les caméras de l’émission comique «Saturday Night Live«. Venue faire la promo de son troisième album, la chanteuse irlandaise était alors auréolée du succès planétaire de I Do Not Want What I Haven't Got, vendu à sept millions d’exemplaires dans le monde grâce à la chanson «Nothing Compares 2 U», numéro un dans plus de vingt pays (dont l’Angleterre et les États-Unis).

Mais plutôt que jouer, comme prévu, une reprise de «Don’t Cry For Me Argentina» avec un orchestre de 42 musiciens, elle prenait la production de l’émission de court et choisissait de reprendre acapella «War», la chanson de Bob Marley inspirée presque mot pour mot par le discours devant les Nations Unies en 1963 de l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié appelant à la paix, à la dénucléarisation et à la fin de l’exploitation internationale.

Un décision radicale qui ira encore plus loin quelques minutes plus tard. Inspirée par Bob Geldoff et son groupe The Boomtown Rats qui avaient, en 1978, déchiré une photo de John Travolta en ouverture de l’émission «Top of The Tops» pour bien signifier qu’ils venaient de le détrôner de la première place des charts anglais, O’Connor déchirera, à la surprise générale (en répétition, elle avait montré une photo d’un enfant réfugié de la Guerre en Bosnie) une photo du pape Jean-Paul II en implorant le public de «lutter contre le vrai ennemi».

Un message mal compris

Le message semblait clair: «Child abuse, yeah», répétait-elle deux fois, plein de venin dans la voix, au milieu de la chanson en remplacement de références un peu datées à l’Afrique coloniale, avant de crier «children, children, FIGHT!».

Mais le soir même, la chaîne NBC recevait plus de quatre milles appels de téléspectateurs choqués. Même Madonna, pas avare en provocations envers l’Eglise catholique, dira dans le Irish Times, qu’il y avait «de meilleures façons de présenter ses idées que de déchirer une image si importante pour beaucoup de gens», ajoutant que si O'Connor «était contre l’Église catholique et avait un problème avec elle, elle ferait mieux d’en parler.»

Même quand la performance ne choquait pas, elle était interprétée d’une façon très éloignée de ses intentions réelles, comme s’était le cas de Richard Roeper dans le Chicago Sun-Times qui voyait dans le geste de la chanteuse «un grand moment de télévision» pour protester contre «le point de vue du Vatican sur les droits des femmes» et «les tueries, ostensiblement au nom de Dieu, qui continuent dans son Irlande natale entre Catholiques et Protestants.»

Des sévices qu'elle a subis

Même quand elle expliquait, quelques jours plus tard, au Time, le sens de sa performance, les médias restaient perplexes. Pourquoi s’en prendre au Pape et à toute l’Église catholique quand n'étaient coupables que des hommes isolés?

«Ce n’est pas l’homme, évidemment. C’est la fonction et le symbole de l’organisation qu’il représente. En Irlande, nous voyons notre peuple confronté au plus grand nombre d’abus d’enfants en Europe. C’est un résultat direct [...] du fait que, dans les écoles, les prêtres ont battu les enfants comme des bêtes et les ont abusé sexuellement pendant des années. C’est l’exemple du peuple d’Irlande. Ils ont été contrôlés par l’Église. Ils ont autorisé ce qui leur a été fait», expliquait-elle, obligée, devant le scepticisme de la journaliste, de décrire quelques minutes plus tard les sévices qu’elle avait elle-même subis.

«Sexuels et physiques. Psychologiques. Spirituels. Émotionnels. Verbaux. Je suis allée à l’école chaque jour couverte de bleus, de furoncles, d’orgelets et de marques sur le visage. Personne n’a jamais dit un putain de mot ou fait quelque chose.»

Un centre pour filles à problèmes

Elle racontera quelques années plus tard, dans un essai pour le Washington Post, qu’à 15 ans, après avoir été arrêtée pour vol à l’étalage sur commande de sa mère accro au Valium, elle avait été envoyée au An Grianán, un centre pour filles à problèmes situé à Dublin, en fait une de ces désormais tragiquement célèbres «Magdalene laundry» (La blanchisserie Madeleine), des centres «de réhabilitation» qui ont attiré l’attention du comité des Nations Unies contre la torture en 2011 après qu’une fosse commune de 22 corps non-identifiés a été découverte sur le site de l’une d’elles.

«Nous travaillions dans la cave, lavant les vêtements des prêtres dans des éviers avec de l’eau froide et des barres de savon. On étudiait les maths et la dactylographie. Nous avions un contact limité avec nos familles. On ne gagnait aucun salaire», écrivait-elle.

L'Amérique a refusé de l'écouter

Alors, dix ans plus tard, la jeune femme profitait de l’énorme plateforme qu’on lui offrait pour exprimer sa colère et invitait ses spectateurs à lutter contre des injustices dont elle avait été elle-même une victime, en déchirant une photo dont elle révélera plus tard qu’elle avait appartenu à sa mère. «La photo était sur le mur de la chambre de ma mère depuis le premier jour de l’intronisation de cet enculé en 1978», disait-elle à HotPress.

C’était un symbole. «Si la vérité reste cachée, alors la brutalité avec laquelle j’ai grandi ne cessera jamais pour des milliers d’enfants irlandais», écrivait-elle dans une lettre adressée aux médias américains quelques jours après le Saturday Night Live.

Mais l’Amérique a refusé de l’écouter. La semaine suivante, dans son monologue, Joe Pesci, dira de O’Connor qu’elle était «chanceuse de ne pas avoir fait ça pendant son émission car si ça avait été le cas, je l’aurais giflée si fort… Je l’aurais attrapée par ses… ses sourcils et je l’aurais...», en mimant une gifle. Le public, ce soir-là, exultera.

Le Daily Telegraph relatait également dans son édition du 23 octobre 1992 que des passants avaient jeté des oeufs au visage de la chanteuse dans les rues de New York et qu’un groupe appelé la «National Ethnic Coalition Organisation» avait organisé une manifestation publique où ses CD étaient écrasés par un rouleau compresseur, déclarant désormais l’Amérique une «Sinéad O’Connor Free Zone».

Malgré cela, le 16 octobre 1992, dans un geste de défiance, la chanteuse montait sur la scène du Madison Square Garden pour un concert hommage aux trente années de carrière de Bob Dylan et, huée par la foule, tentait à nouveau de chanter, comme un acte de défiance, sa version de «War» de la rage dans la voix. En pleurs et avec la nausée, elle sera obligée de quitter la scène sous la violence des sifflets et des cris du public.

Jeanne d'Arc du Top 50

Quand les plus conservateurs lui reprochaient un anticléricalisme primaire, les plus progressistes la faisaient simplement passer pour folle, une illuminée aux propos incohérents qui proposait dans une interview à Rolling Stone –donnée avant l’apparition au SNL mais publiée après– avec une vision anarchiste et très adolescente de la société moderne, d’arrêter de voter et de travailler pour mettre les compteurs à zéro et régénérer le monde par le chaos.

Dans une société médiatique et séculière, la passion et la rage –et probablement aussi la maladresse– qu'elle mettait à restaurer l'intégrité d'une Eglise corrompue telle une Jeanne d'Arc –son modèle très revendiqué– réincarnée en star du Top 50 ne passaient pas.

«Je sentais que j’avais une relation avec ce que j'appellerais le Saint-Esprit. J’ai eu le sentiment toute ma vie qu’il était entré dans ma vie et m’avait aidée à passer des moments très difficiles. Et mon intention a toujours été de l’aider à mon tour. En grandissant, j’ai eu cette chance. Si cet esprit me demandait quelque chose, j’aurais beaucoup plus à craindre de ne rien faire que de gérer les conséquences de l’avis des gens», disait-elle à Salon en 2002.

Dix ans plus tard, le Boston Globe lui donne raison

De ce mois d’octobre 1992, la carrière américaine de Sinéad O’Connor ne se remettra donc jamais, déchue et très vite remplacée par une autre jeune irlandaise à la voix de feu, la moins véhémente Dolores O’Riordan des Cranberries, qui classe son premier titre au Billboard américain dès le printemps suivant.

Pourtant, O’Connor avait raison. Quand, dix ans plus tard, le Boston Globe publiait une longue enquête, récompensée du Prix Pulitzer, prouvant que les plus hautes autorités religieuses avaient couvert les abus et viols du prêtre John J. Geoghan sur plus de 130 garçons, dont le plus jeune avait quatre ans, pendant trois décennies, l’Amérique était obligé de voir la vérité en face: toute les strates de l’Eglise étaient touchées, jusqu’au Vatican. Le problème n’était pas affaire de prêtres isolés, vite identifiés et vite condamnés. Il était, comme la chanteuse l’a dit, écrit et chanté, systémique et endémique.

Devant la description des abus, devant les manipulations et les secrets, son acte de rage ne paraissait alors plus si choquant, s’il l’a jamais été. Vingt-six ans plus tard, au regard de l’horreur des révélations du procureur de Pennsylvanie, ce sont désormais les sifflets de la foule aveugle qui le sont. Beaucoup lui doivent des excuses.

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