Voici encore quelques années, que des gens globalement du même bord politique puissent être en désaccord dans un tas de controverses culturelles ou sociales semblait aller de soi. Si certaines questions divisaient clairement les progressistes et les conservateurs, il y en avait d'autres sur lesquelles les débats faisaient rage au sein même de la gauche. Pour savoir ce qu'un journaliste pensait de Charlie Hebdo ou de Django Unchained, il fallait attendre qu'il se fasse un avis et espérer qu'il en construise, peut-être, un article.
Mais avec l'essor des réseaux sociaux et l’élection de Donald Trump, la chose est visiblement de moins en moins vraie. Être progressiste, aujourd'hui, ce n'est pas seulement s'opposer à la brutalité politique de Trump ou du Parti républicain, c'est aussi prêter allégeance à un ensemble de positions prédéterminées sur des sujets sociaux et culturels.
Tweets racialement incendiaires
Ce qui fait que lorsque le New York Times a décidé d'intégrer Sarah Jeong, journaliste spécialisée dans les nouvelles technologies et autrice d'un essai sur le harcèlement en ligne, à sa rédaction, la semaine dernière, et que l'historique de ses commentaires racialement incendiaires s'est propagé sur internet comme une traînée de poudre, tout le monde a pu deviner quelles allaient être les lignes de front.
Parmi les vieux tweets exhumés de la journaliste, on trouve en 2014 une comparaison entre «les Blancs qui marquent internet avec leurs opinions» et «des chiens qui pissent sur les bouches d'incendie», ou encore la phrase «c’est dingue la joie que je ressens d'être cruelle envers les vieux hommes blancs».
Si des conservateurs comme David French et Andrew Sullivan ont avancé que Jeong devait garder son emploi, ils n'ont pas été tendres avec elle pour ses tweets qui, à leurs yeux, dénigraient les blancs (dans un de ces tweets, Jeong en appelait à «l'annulation» des blancs et écrivait dans un autre «c'est assez dingue comment je kiffe de faire du mal à des vieux hommes blancs»). Des officines moins subtiles, comme Fox News et ses multiples références au scandale, y sont aussi allées de leur courroux. Même Donald Trump est entré dans l'arène, en retweetant un article tançant Jeong.
Imitation des harceleurs
Du côté des progressistes, à l'inverse, on s'est levé comme un seul homme pour défendre Jeong. «Ses articles et le fait qu’elle soit une jeune femme asiatique», a précisé le New York Times dans un communiqué confirmant l'embauche de Jeong, «en ont fait la cible d'un harcèlement en ligne récurrent. Pendant un temps, elle a répondu à ce harcèlement en imitant la rhétorique de ses harceleurs. Aujourd'hui, elle comprend que cette approche n'aura servi qu'à nourrir les attaques au vitriol que nous voyons trop souvent sur les réseaux sociaux».
Certains sont allés encore plus loin: Jeong, ont-ils laissé entendre, devait être célébrée pour ses tweets. Ici, à Slate, Inkoo Kang a considéré que la défense du Times équivalait au «torts des deux côtés» de Trump après les incidents de Charlottesville. Au lieu de caractériser les tweets de Jeong comme des erreurs de jeunesse, le Times aurait dû exprimer son soutien envers les «journalistes de couleur [qui] ont constitué des communautés sur Twitter et d'autres réseaux sociaux où ils peuvent communiquer dans un style qui n'exige pas d'adaptations culturelles ou linguistiques».
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L'un des problèmes, à force de tellement nous battre pour notre propre écurie, c'est que cela occulte les nombreuses considérations qui ne collent pas parfaitement à un camp ou un autre. En particulier, les lignes de faille à première vue évidentes entre progressistes et conservateurs font oublier qu'il existe quantité de raisons progressistes de se méfier du genre de rhétorique employée par Jeong –une rhétorique qui, comme le soulignent ses défenseurs, devient de plus en plus courante à gauche.
Pardonner les erreurs passées
Commençons par ce que beaucoup ont compris des deux côtés de notre fossé culturel: le New York Times n'a pas à virer Jeong. En réalité, ses tweets montrent parfaitement pourquoi il vaudrait mieux, en général, éviter d'ostraciser quiconque dans la sphère publique du fait d'une indignation montée en épingle ayant comme origine ce qu'il ou elle a un jour dit ou écrit.
D'ordinaire, ceux qui réclament le licenciement de quelqu'un surjouent l'infamie que leur a infligée les écrits de la personne en question. Mais comme dans bien d'autres cas, difficile de croire qu'en ayant dépensé tant d'énergie pour aller farfouiller dans l'historique Twitter de Jeong, ceux qui se disent offusqués le soient réellement –et encore moins blessés– et pas plutôt satisfaits d'être arrivé à leurs fins en dénichant des tweets effectivement injurieux. À titre personnel, si je peux trouver certains de ces tweets déplaisants, je n'ai vu personne démontrer de manière convaincante qu'ils invalideraient l'aptitude de Jeong à écrire avec verve ou sagacité sur son principal domaine d'expertise, à savoir la technologie.
Sur un plan encore plus général, c'est seulement en étant disposés à pardonner des erreurs passées que nous stimulerons des auteurs aptes à une pensée réellement novatrice. Si nous souhaitons entretenir la vivacité de notre débat public, ce n'est dans l'intérêt de personne de juger quiconque –à droite comme à gauche– sur son impudence passée et non pas sur l'intelligence qu'il ou elle est aujourd'hui capable de produire.
Faiblesse de sa défense
Mais si je ne pense pas que Jeong devrait être virée pour ses tweets, voir à quel point ils peuvent être encensés me déprime. À la fois parce que le contenu de ses tweets est, d'un point de vue progressiste, bien pire que ce que ses défenseurs ne veulent admettre, et parce ce que le genre de discours qu'ils véhiculent nuit à la construction d'une société juste.
Le cœur de la défense du Times est le suivant: Jeong aurait «répondu» à ses harceleurs en «imitant» leur façon de s'exprimer. Si on prend le communiqué au pied de la lettre, c'est tout simplement faux. Si Jeong avait réellement imité la rhétorique de ses harceleurs, ses tweets auraient dû se faire en réponse directe à des trolls. Sauf qu'en réalité, ses sorties contre les «blancs» surviennent dans des tweets isolés et sur tout un tas de sujets, de la nourriture en passant par la télévision.
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La seule interprétation tenable dans le communiqué du Times est plus générique: parce que Jeong a souvent été persécutée par des internautes blancs –ce qui est tragiquement indubitable– elle aura imité leur style et leur discours en général, sans réagir spécifiquement à des abus. La question se pose alors du bien-fondé d'une telle rhétorique. S'agit-il d'une stratégie moralement défendable, et politiquement constructive, pour ceux qui ont subi de tels agissements, de rendre la monnaie de sa pièce à tout un groupe pour les méfaits de quelques-uns de ses membres?
«Intolérance inversée défensive»
Chacun réagit comme il peut et veut au harcèlement, et certains abus sont sans aucun doute plus marquants et perturbants que d'autres. Reste qu'en étant né juif en Allemagne, et en ayant été menacé par l'extrême-droite plus souvent qu'à mon tour –j'ai même eu droit à un portrait, très peu affectueux, dans le Daily Stormer– j'ai eu de nombreuses occasions de réfléchir à cette question. Et ma réponse est non.
Dans Vox, Zack Beauchamp estime qu'il serait une erreur de croire Jeong hostile à tous les blancs: «Si vous êtes un chouïa familier avec la manière de parler de la gauche férue de justice sociale, vous savez pertinemment que ce n'est pas vrai. Dans ces communautés, “les blancs” sert de raccourci pour désigner les agissements racistes et/ou arriérés de certains blancs».
Même si l'usage de ce registre verbal –qualifions-le d'«intolérance inversée défensive»– vise réellement à la subversion qu'envisage Beauchamp, il reflète inévitablement d'autres aspects indésirables du discours sur lequel il prend modèle. Par conséquent, nous nous mettons nous-mêmes à parler de manière haineuse, stupide, ou les deux à la fois. Ce qui caractérise le plus un discours discriminatoire, c'est le fait de tenir tout un groupe pour responsable des agissements de certains de ses membres. C'est aussi de préconiser de la cruauté envers tout un groupe d'individus.
Visée humoristique relative
Si nous commençons à imiter les harceleurs, nous tombons vite dans le même piège: nous allons nous exprimer comme s'il était convenable de maltraiter tous les membres d'un groupe parce que certains d'entre eux se sont mal comportés, et même nous réjouir à l'idée de faire souffrir les «vieux hommes blancs» en général. Mais en agissant de la sorte, même de manière ironique, cela devrait nous sauter aux yeux que nous enfreignons deux des principes les plus fondamentaux auxquels souscrivent les progressistes: que les individus n'ont pas à être discriminés du fait de leur appartenance supposée à un groupe et que nous devrions essayer de diminuer les souffrances et refuser la cruauté, au lieu d'en infliger et de la célébrer.
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Pour la même raison, mettre en avant la visée humoristique de l'intolérance inversée défensive n'a pas grand chose de convaincant. Si quelques tweets de Jeong –et certainement pas tous– relèvent effectivement du second degré, ce raisonnement élude commodément ce qui est censé faire rigoler dans ces blagues. Si Jeong avait tweeté qu'elle adorait faire du mal à des petits bébés, le caractère comique serait venu de l'absurdité implicite de ses propos, vu qu'a priori personne n'a de raison d'être cruel envers les nouveaux-nés.
«C'est c'ui qui dit qui est»
Mais comme tout le monde le comprend, ce n'était manifestement pas la nature de ses blagues: si on peut trouver drôle l'idée de vouloir faire du mal à des vieux hommes blancs, c'est parce qu'on estime qu'ils le mériteraient. Alors oui, certains des pires tweets de Jeong avaient une visée comique, mais parce qu'ils véhiculaient le fantasme de nuire sans le moindre discernement à tout un groupe de personnes –une perspective à laquelle, en tant que progressistes et personnes de gauche, nous avons de bonnes raisons de nous opposer.
Mais si, avec le style de Jeong, le premier problème est moral, le second est stratégique. Après tout, ce n'est pas vraiment une coïncidence si tout le monde, de Donald Trump à Steve Bannon, s'est jeté sur cette controverse ces derniers jours –un tas de très vilains personnages sont intimement convaincus qu'en se focalisant sur l'intolérance inversée défensive, ils serviront leur cause.
Et ils n'ont pas tort. Déjà, ce style donne aux gens d'extrême-droite pas mal de cartouches pour jouer au grand jeu national du «c'est c'ui qui dit qui est» –justifier leur propre rhétorique en montrant que la gauche fait exactement la même chose. En outre, comme les sciences sociales l'ont abondamment démontré, beaucoup de groupes dominants ont très peur de ce qui peut leur arriver une fois leur pouvoir sur le déclin.
Consolation temporaire
L'idée que les hommes blancs seraient aujourd'hui un groupe persécuté aux États-Unis est parfaitement ridicule. C’est justement pourquoi il est crucial pour les progressistes de ne pas alimenter une croyance déjà largement répandue: donner l’impression qu’il n’y aura plus de place pour les vieux hommes blancs dans l'Amérique que nous voulons construire, ou que la cruauté à leur égard devrait quelque part nous remplir de joie, est un moyen extrêmement efficace d’exacerber ces craintes et la très dangereuse réaction politique qu’elles alimentent.
En bref, l'intolérance inversée défensive peut effectivement offrir une consolation temporaire à des groupes minoritaires. Mais c'est aussi un cadeau en or pour ceux-là mêmes qui ont le plus envie de leur faire du mal. Si la chose pourrait sembler injuste, vouloir diminuer le pouvoir de l'alt-right, ou faire en sorte que Donald Trump ne piétine pas les minorités au cours d'un second mandat, c'est avoir de très bonnes raisons de pas dire ce qui servira la cause des racistes et autres sectaires qui entendent leur nuire.
Je comprends pourquoi beaucoup de lecteurs répugneront à changer leur manière de parler sous la contrainte. De la même manière qu'il est admirable pour un prisonnier de dire la vérité à un tyran, même si cela se solde par une punition rapide et brutale, il y a une certaine noblesse dans le refus de laisser des écrits, des paroles ou des tweets être réduits à leurs probables conséquences. D'où une troisième raison d'éviter l'intolérance inversée défensive –ni morale, ni stratégique, la justification de son refus est aspirationnelle.
«Nous allons devenir un pays de minorités majoritaires. Ce ne sera plus un pays dirigé par des hommes blancs.»
Comme je l’ai déjà indiqué, le genre de rhétorique utilisée par Jeong risque de retarder, et non pas accélérer, l’ascendance politique des personnes de couleur. Mais comme l’a fait remarquer Anand Giridharadas, chroniqueur politique sur NBC, lorsqu’il était l'invité de mon podcast, The Good Fight, il est d'autant plus justifié d'éviter ce genre de discours si vous êtes convaincu de l'imminence de la victoire de «l’inévitable majorité démographique»:
«Nous allons devenir un pays de minorités majoritaires. Ce ne sera plus un pays dirigé par des hommes blancs. Dans certains secteurs, le changement est plus rapide, mais le train est en marche partout. Donc ici, une partie de la difficulté consiste à demander à ceux qui sont encore bien souvent du mauvais côté du manche, mais qui arrivent dans un pays qui leur est de plus en plus favorable, de se préparer à la manière dont ils se comporteront une fois leur victoire assurée.»
Vision ambitieuse d'une Amérique racialement juste
Mais il est difficile de demander à des gens d'être magnanimes et charitables dans la victoire quand ils n'ont pas encore gagné. La marche de leur triomphe, qui se déroulera sur des décennies et des millions de petits moments –au travail et autour des fontaines à eau, à l'école et dans les rues– suscitera tellement de peurs, d'angoisses, de racisme, de machisme et de sexisme que si les partisans de la nouvelle Amérique ne sont pas magnanimes dans leur victoire, il pourrait s'agir d'une victoire à la Pyrrhus. Et il importe de ne pas perdre le pays au moment-même où il aurait pu passer dans d'autres mains.
Si la gauche imite la rhétorique incendiaire de la droite, le meilleur avenir possible verra les groupes minoritaires d'aujourd'hui prendre les rênes du pouvoir, mais nos divisions sociales devenir toujours plus toxiques. Puisqu'il nous faudra toujours vivre côte à côte, cela signifierait que les groupes minoritaires, même une fois au pouvoir, pourraient être confrontés à l’hostilité d’un bloc extrêmement aigri de ce que Jeong qualifierait de «vieux hommes blancs».
L'intolérance inversée défensive, en d'autres termes, est une recette désastreuse si l'on veut construire le type de société à laquelle la gauche, vu ses valeurs et les intérêts de ses membres, devrait aspirer: une société où il y a plus, et pas moins, d'amitié et d'affection entre les lignes raciales, une société qui est plus, et pas moins, pacifique. Et c'est pourquoi tout progressiste ou homme ou femme de gauche faisant sienne une vision ambitieuse d'une Amérique racialement juste devrait avoir de très bonnes raisons de rejeter le type de rhétorique qu'incarnent les tweets de Jeong.