L'expression «Keeping up with», soit rivaliser, se maintenir au niveau de, n'a pas été popularisée par la célèbre télé-réalité «Keeping up with the Kardashians», mettant en scène les réussites et tracas d'une richissime famille botoxée dont on connaît principalement Kim. En réalité, elle vient de «Keeping up with the Joneses», une bande dessinée née en 1913, parue quotidiennement dans le New-York Globe jusqu'en 1938. Elle dépeint une famille ordinaire qui tente par tous les moyens de rivaliser avec ses voisins, lorgnant sur leur télévision, leur garde-robe et leur voiture. L'expression a ensuite fait son chemin dans la langue anglaise pour désigner cette acte de comparaison avec ses voisins.
Aujourd'hui, ce ne sont plus les voisins mais les réseaux sociaux et l'écran de télévision qui deviennent des outils de comparaison, donnant l'occasion de lorgner cette fois sur des stars de télé-réalité qui placent la barre toujours plus haut. En observant tant de richesses et d'opulence, cela transformerait petit à petit notre manière de voir le bonheur. «Au lieu de vouloir la maison légèrement mieux au bout de la rue, vous voulez le manoir de Kim. La télé-réalité et les réseaux sociaux rendent la vie des plus riches plus accessible, et cela rend les gens affamés de l'obtenir», relate Lauren Greenfield.
Lauren Greenfield est photographe et a capturé pendant vingt-cinq la démesure des plus riches. Elle a décidé d'analyser le changement de sens du mot «wealth», «richesse» et ce désir de se maintenir au niveau, en réalisant une exposition photographique, un livre et un documentaire: Generation Wealth.
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Un nouveau rêve américain
«Generation wealth est un regard sur la manière dont le rêve américain a changé et comment nous avons tous changé avec, raconte la documentariste à NBC News. Nous sommes partis d'une culture de valeurs de dur labeur, de frugalité et de discrétion –les valeurs de la génération de mes parents– pour arriver à une culture qui distingue le bling, la célébrité et le narcissisme.»
«Notre désir de consommation nous consomme», analyse Lauren Greenfield. Elle estime que la perte de repère et d'éthique, induite par la télé-réalité notamment, laisse à des enfants comme seul rêve celui d'être «riche et célèbre». Plusieurs psychologues, dans son documentaire, ont pointé les dangers de cela: sans pouvoir trouver de sens à la vie, il est beaucoup plus dur d'être satisfait et heureux.
«Les Américains ne détestent plus les riches, puisqu'ils s'imaginent qu'ils pourraient devenir riches»
Avant, donc, on se comparait à ses voisins, «certainement le plus vieux des stéréotypes du rêve américain» explique Greenfield, à savoir vouloir atteindre le niveau des Joneses au bout de la rue. Mais maintenant, «on se compare avec ceux que l'on pense mieux connaître», ceux et celles de la télé-réalité. Dans le documentaire, son fils raconte se sentir plus proche des Kardashians que de ses voisins. Les images de luxe et richesse semblent de plus en plus normales et accessibles.
Ce qui ne désamplifie pas sur les réseaux sociaux, où la plupart des personnes se présentent sous leur meilleur jour, poussant la comparaison au paroxysme de l'inatteignable. Chris Hedges, auteur américain, témoigne dans Generation Wealth en allant plus loin: il voit les réseaux sociaux comme la fin de l'amitié, car nous serions dorénavant incapables d'apparaître vulnérables dans le monde virtuel, cherchant toujours à montrer la meilleure représentation de nous-mêmes (vous n'avez qu'à regarder les stories Instagram de vos soi-disant «amis» et «amies» en vacances).
«Les Américains ne détestent plus les riches, puisqu'ils s'imaginent qu'ils pourraient devenir riches. Ils ne veulent pas que les taxes augmentent comme ils pensent qu'ils pourraient devenir riches et ne pas vouloir les payer. Mais ce dont ils rêvent est un fantasme de plus en plus invraisemblable», observe Greenfield.
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Elle voit finalement Trump comme une évolution naturelle du changement de culture. Il est l'«apothéose» de cette generation wealth: avec lui, richesse et célébrité sont la clé du rêve ultime.