De ce côté-ci de l’Atlantique, l’autisme est encore souvent considéré sous le prisme médical, avec dans l’angle mort du débat, la controverse toujours prête à resurgir sur les causes de ce que l’on perçoit d’abord comme une maladie, un handicap.
Longtemps associés à des troubles psychologiques, voire psychanalytiques (relation maternelle contrariée, pour simplifier), les troubles du spectre autistique (TSA) seraient en réalité imputables à la génétique et à l’épigénétique, soit la perturbation des structures nerveuses du cerveau par les facteurs environnementaux, ceux-ci exploitant sans doute une susceptibilité génétique préexistante.
Tel est le résultat d’un consensus scientifique international, balayant l’approche psychanalytique encore assez répandue en France, malgré des résultats incertains et les recommandations de la Haute autorité de santé, qui désavoue ce type de thérapie depuis 2012.
Microsoft, le pionnier
Aux États-Unis, qui font souvent figure de modèle en matière de prise en charge de l’autisme, l’approche se veut pragmatique, avec un diagnostic précoce et un accompagnement par des thérapies comportementales: plutôt que de vouloir «soigner», on modifie les comportements par un programme intensif d’exercices. Cette prise en charge porte ses fruits, et contribue sans doute à une meilleure insertion des personnes autistes dans la société et le monde du travail.
Depuis quelques années, le secteur des nouvelles technologies en particulier va jusqu’à concevoir l’autisme comme une qualité –et un puissant levier de performance et d’innovation. Évidemment, le business n’est jamais loin derrière la bienveillance de nos cousins d’Amérique.
Les géants américains du web, Gafam et consorts, pratiquent une politique volontariste de recrutement des personnes porteuses de troubles autistiques –une sorte de discrimination positive, dont Microsoft fut l’investigateur ou du moins le premier, en 2015, à revendiquer publiquement la démarche.
Aujourd’hui, beaucoup de sociétés ont emboîté le pas à la firme de Moutain View et chassent ces «intelligences atypiques», comme on les appelle dorénavant. Une expression qui reflète à la fois l’évolution du regard porté sur les autistes et la volonté d’embrasser la diversité des troubles neurobiologiques susceptibles de conférer une forme d’intelligence hors-normes, des différents types d’autisme aux troubles du déficit de l’attention / hyperactivité (TDA/TDH), en passant par les «dys» (dyspraxie, dyslexie...).
Pensée «out of the box»
En France, la société ASPertise, cofondée par Frédéric Vezon, lui-même autiste, s’est donnée pour mission de dénicher ces «expertises hors-norme» pour les mettre au service des entreprises.
«On se focalise à tort sur le cas des hauts quotients intellectuels, les surdoués. Or c’est très réducteur: tous les autistes n’ont pas un haut niveau intellectuel, et tous les surdoués ne sont pas autistes! De plus, au-delà de l’autisme, on constate qu’un certain nombre de troubles neurobiologiques ont pour conséquence de façonner des cerveaux qui perçoivent les choses et pensent différemment.»
Une pensée naturellement «out of the box» en somme, fruit d’un cerveau câblé selon un schéma qui diffère du reste de la population: «Lorsque l’on observe des imageries médicales de cerveaux en action pendant la résolution d’un problème, on constate chez les personnes porteuses de troubles neurobiologiques que ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui sont stimulées. Dans le cas de personnes surdouées, le nombre de connexions entre les neurones et la vitesse de ces connexions sont supérieures à la normale». Autrement dit, le génie peut parfois s’expliquer de manière scientifique.
«Celles et ceux qui globalement pensent différemment et observent les choses sous un angle inédit sont très utiles pour identifier des failles, des manques dans une architecture système.»
Dans le cas de troubles de l’apprentissage tels que la dyslexie ou la dyspraxie, on constate souvent la mise en place de mécanismes de compensation et/ou de contournement, qui «surdéveloppent» certaines facultés mentales ou sens –un peu comme les aveugles, qui sursollicitent l’ouïe et finissent par être capables de «voir» avec leurs oreilles.
«Les personnes neuro-atypiques dotées de hauts quotients intellectuels excellent par exemple dans la captation et l’interprétation de signaux faibles, pour repérer des tendances émergentes, souterraines et réaliser des projections à cinq ou dix ans en tenant en compte de plusieurs variables. Mais ce n’est pas la seule compétence qui a de la valeur pour les entreprises: celles et ceux qui globalement pensent différemment et observent les choses sous un angle inédit sont très utiles pour identifier des failles, des manques dans une architecture système. Ils peuvent aussi être un facteur d’innovation, de créativité, imaginer des usages auxquels on ne pense pas.»
L’informatique n’est d’ailleurs pas le seul secteur où peuvent briller les intelligences atypiques: dans l'art, la littérature ou la science, une poignée de personnalités ont publiquement révélé un diagnostic d’autisme ou sont soupçonnées par leurs pairs d’appartenir au spectre autistique.
Certaines et certains soutiennent l’idée que l’autisme est le secret le mieux gardé de la Silicon Valley. Les réseaux sociaux ne seraient-ils pas, d’ailleurs, une invention typiquement autiste, offrant à la population l’artefact idéal pour surmonter un handicap social chronique?
On prête souvent à Mark Zuckerberg et Bill Gates d’être des «Aspies», soit des personnes touchés par le syndrome d’Asperger, popularisé par Peter Thiel et Elon Musk. Les cofondateurs de PayPal sont des infatigables VRP de cette forme d’autisme d’élite, qui concernerait environ 20% des autistes –l’autisme touche 3% de la population mondiale.
Elon Musk, fondateur de PayPal puis de SpaceX, le 22 juillet 2018 à Hawthorne, en Californie | Robyn Beck / AFP
Guerre des talents
En France, une loi de 1987 oblige les entreprises de plus de vingt personnes à embaucher des travailleurs et travailleuses handicapées à hauteur de 6% de leurs effectifs –une mesure souvent perçue comme une contrainte.
C’est sans doute la tension sur le marché de l’emploi, dans le secteur informatique, qui pousse aujourd’hui les entreprises à s’intéresser aux populations autistes. En témoigne l’apparition en France de sociétés spécialisées dans l’emploi de personnes porteuses de troubles autistiques, telles qu’Avencode ou ASPertise, évoquée plus haut.
Aux États-Unis, on sait que des firmes comme Apple, Google, Intel ou Adobe se sont entendues –illégalement– pour ne pas débaucher leurs salariées et salariés respectifs et ainsi limiter l’inflation des salaires entrainée par la recherche effrénée de talents, nécessaires pour nourrir une industrie gourmande en ingénierie informatique de pointe, notamment dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la cybersécurité.
Nous n’en sommes pas là en France, mais la pénurie de compétences conduit les entreprises à changer leur regard sur l’autisme: et si, au lieu d’employer des personnes handicapées pour satisfaire un quota légal ou polir son image de société responsable, on percevait enfin qu’elles pouvaient être une chance pour l’entreprise?
«Accueillir des formes hors-normes d’intelligence peut fertiliser les projets, aider à l’évolution des pratiques managériales de l’entreprise, soutient Aspertise. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, c’est flagrant: les algorithmes sont de plus en plus puissants, mais on constate aussi qu’ils reproduisent et amplifient les biais culturels et sociaux de celles et ceux qui les conçoivent, lesquels sont encore aujourd’hui majoritairement des mâles blancs neurotypiques. Un exemple: le turc et philippin sont deux langues qui ne connaissent pas de genres féminin et masculin. Aussi, lorsqu’un logiciel de traduction interprète du turc ou philippin vers l’anglais ou le français, on remarque que le mot “baby-sitter” est par défaut associé à un sujet féminin, tandis qu’“ingénieur” sera associé à un sujet masculin. Ce type de biais, qui n’est qu’un exemple parmi d’autres, démontre la nécessité de diversifier les profils dans les équipes de développement.»
On trouve en outre chez certaines personnes neuro-atypiques des compétences rares, telles que la compréhension presque intime de langages de programmation, comme le COBOL.
Nécessaire adaptation
L’inclusion de personnes autistes en entreprise est pourtant compliquée par leurs difficultés relationnelles. Si les autistes sont souvent décrits comme «dans leur bulle», cela ne tient pas à une volonté de leur part de s’isoler, mais au sentiment d’insécurité qu’engendrent chez elles et eux les relations sociales et les rapports très codifiés de l’entreprise.
«Certaines personnes autistes se démarquent par une hypersensibilité, une empathie exagérée, une tendance obsessionnelle à s’interroger sur le sens de nos actions, à interpréter les paroles les plus anodines. Les personnes autistes s’interrogent ainsi souvent sur le sens de la politesse, qui sert à garantir la cohésion sociale, maintenir les liens et finalement garantir la survie de l’espèce. Elles ont du mal à comprendre pourquoi il peut y avoir du mensonge dans les relations. Typiquement, un autiste va rechigner à poser une question, car il imagine que cela va sembler bizarre à son interlocuteur, il anticipe toutes les interprétations possibles que l'on pourrait donner à sa question et cela le plonge dans une angoisse profonde. En résulte un fort décalage avec le monde des neurotypiques. Imaginez une personne européenne plongée dans une tribu Massaï dont elle ne saurait rien des codes. Au bout de quelques jours, cette personne va montrer des signes de dépression et souffrir d’un mal-être psychologique. Voilà, en somme, le quotidien des autistes dans le monde de l’entreprise.»
«Il faut que les missions soient stimulantes intellectuellement, sans quoi la motivation de la personne autiste dépérit très vite. Il faut du défi. »
Pour faciliter leur insertion, ASPertise adapte les conditions et l’environnement de travail aux besoins spécifiques des candidates et candidats du vivier de talents qu’elle cultive et met à disposition des entreprises: «Parmi les collaborateurs travaillant aujourd’hui chez ASPertise, certains ne travaillaient pas auparavant, voire étaient enfermés en hôpital de jour. C’est absurde: ils coûtaient, en quelque sorte, à la société, alors qu’en leur offrant un environnement de travail adapté, certaines entreprises sont aujourd’hui prêtes à mettre le prix pour profiter de leurs compétences. D’autres travaillaient déjà, mais étaient le plus souvent sous-employés et sous-payés».
Il n’est pas rare qu’en arrivant chez ASPertise, des autistes doublent leur salaire et atteignent ainsi leur valeur réelle sur le marché. Car parmi les codes de l’entreprise qu’elles et ils maîtrisent mal, il y a celui qui consiste à se vendre, à faire savoir plutôt qu’à savoir faire.
L’accompagnement fourni par ASPertise consiste notamment à prendre en compte les particularités sensorielles de ses consultantes et consultants hors-norme: «Il faut que les missions soient stimulantes intellectuellement, sans quoi la motivation de la personne autiste dépérit très vite. Il faut du défi. De même, certaines situations sont rédhibitoires, par exemple un temps de trajet domicile-travail excessif, qui peut mettre en surcharge les sens des personnes autistes, nombreuses à souffrir également d’agoraphobie. Nous regardons alors comment rapprocher le domicile et le lieu de mission».
ASPertise offre également le réconfort d’une communauté de personnes porteuses des mêmes troubles: «Le seul moment où le handicap social des autistes s’évapore, c’est lorsqu’elles et ils sont au contact d’autres autistes et peuvent échanger, sur des sujets personnels et professionnels. Une nécessité, car l’autodidaxie qui caractérise un certain nombre d’entre elles et eux trouve parfois ses limites. Des discussions entre pairs naissent souvent des solutions à des problèmes sur lesquels elles et ils butaient jusque-là».
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Hypersensibilité à l'éthique
Les scandales tels que Cambridge Analytica se sont multipliés ces derniers mois, jetant une lumière crue sur les arrière-cuisines des entreprises de la Silicon Valley. Des sociétés qui se montrent moins vertueuses qu’on ne l’imaginait et qui semblent découvrir, ébahies, les responsabilités indissociables du pouvoir que leur ambition et leur hégémonie ont placé entre leurs mains.
Sans doute faut-il incriminer la relative jeunesse de ces entreprises, leur croissance folle et la difficulté qu’elles ont eue à prendre conscience des enjeux politiques et sociétaux liés aux technologies qu’elles développaient et à la masse de données personnelles qu’elles accumulaient.
On peut aussi y voir le résultat d’une Silicon Valley peuplée de mercenaires, en témoigne le fort turnover chez les Gafam, plus soucieux de faire la culbute que de rendre le monde meilleur –ou du moins de réfléchir aux effets collatéraux, biais et détournements possibles des technologies et algorithmes qu’ils développent.
Il existe d’ailleurs un courant de repenties et repentis de la Silicon Valley, qui s’inquiètent aujourd'hui des monstres qu’elles et ils ont créés. Les géants du web s’accaparent les données et l’attention des citoyennes et citoyens du monde entier; ils ne se montrent pas à la hauteur quand il s’agit de protéger leur vie privée ou de prémunir les démocraties des manipulations et ingérences de puissances étrangères, comme lors de la dernière élection présidentielle américaine.
Dans ce contexte, faut-il voir d’un bon œil l’arrivée de personnes autistes chez les grands de la tech? C’est l’avis d’ASPertise, qui se souvient des débats nourris qu’a suscités la Moral Machine sur les forums de discussion fréquentés par les neuro-atypiques.
Développée par une équipe de recherche du MIT Media Lab au début des années 2010, il s'agit d'un «jeu» basé sur différents scénarios d’accidents mortels impliquant une voiture autonome, qui anticipait le dilemme qui allait se poser aux concepteurs et conceptrices de ces véhicules: qui sacrifier, et sur quels critères, lorsque que la situation ne permet pas d’épargner l’ensemble des personnes impliquées, à l'intérieur comme à l'extérieur du véhicule? Surviennent alors des questionnements sur la valeur sociale d’un individu en fonction de son sexe, son âge, sa profession… –un véritable casse-tête moral, en somme.
Les débats sur le transhumanisme et l’hypothèse de la singularité technologique enflamment actuellement les discussions entre neuro-atypiques. «Les surdoués, dès l’enfance, sont envahis par les questionnements, notamment autour des thèmes de l’éthique, de la justice et de la mort, qui sont pour eux centraux. Ce sont des personnes hyper-empathiques, qui ne supportent souvent plus la vue d’un journal télévisé.»
On peut espérer que l’irruption dans la tech des incessants questionnements moraux des neuro-atypiques aidera le progrès technique à rester au service du progrès humain. Alors l’autisme ne sera plus l’un des secrets de l’univers des nouvelles technologies, et peut-être fera-t-il un jour sa fierté. Celle d’avoir su mettre au service d’un monde de plus en plus complexe les intelligences atypiques que la nature a créées. Par accident. À moins que ce ne soit par nécessité.