En mars dernier, Laurent Wauquiez, président de Les Républicains, satisfaisait cette tradition nationale exhortant les politiciens et politiciennes à s'épancher sur leur amour de la littérature. Qu'importe la noblesse de ses origines, cette habitude relève aujourd'hui peu ou prou d'une chasse aux électeurs et électrices masquée sous l'affichage d'engagements culturels.
Quelle surprise, dès lors, de voir le chef du plus grand parti conservateur français –qui aura redoublé d'efforts pour gonfler son CV socialement conservateur en insistant sur son opposition au mariage homosexuel ou en qualifiant les prestations sociales de «cancer de la société française»– déclarer son amour pour Simone Weil, philosophe frondeuse du XXe siècle généralement associée à la gauche. L’Enracinement de Weil serait le livre préféré de Wauquiez, qu'il relit régulièrement. «Ce livre est une boussole, une inspiration. Définitivement», disait-il dans une interview au Point, parce que Weil «comprend que la plus grande des violences consiste à ôter leur histoire, leurs racines, leur mémoire aux générations à venir, à cesser de transmettre».
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Méprise sur son œuvre et sa vision
Mais chez les conservateurs et conservatrices françaises, Wauquiez n'est pas le seul à s'être récemment approprié les écrits de Weil sur l'identité française ou européenne. En un sens, le phénomène ne pourrait pas mieux tomber, car le mois prochain marque le 75e anniversaire de sa mort. Sauf que ces nouveaux disciples lui donneraient sans doute l'envie de se retourner dans sa tombe. La philosophe combattit aux côtés des républicains lors de la Guerre d'Espagne, s'exila hors de France pendant la Seconde Guerre mondiale, travailla en usine et sur des chalutiers après avoir été diplômée d'une prestigieuse université pour comprendre la condition ouvrière et, née dans une famille juive agnostique, elle terminera sa vie comme mystique chrétienne pacifiste –sans jamais prendre part aux batailles idéologiques sur le multiculturalisme et l'immigration qui peuvent aujourd'hui animer la droite française.
Si les admiratrices et admirateurs conservateurs de Weil ressentent des affinités avec elle, c'est uniquement parce qu'ils se méprennent sur son œuvre et sa vision d'une France et d'une Europe correctement enracinées. Ce faisant, ils pervertissent l'héritage d'une des références intellectuelles de leur pays –et démontrent avec quelle superficialité ils peuvent comprendre cette même culture qu'ils prétendent préserver.
«Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement»
La rédaction de L'Enracinement intervient dans les derniers mois de la vie de Weil, lorsqu'elle est encore assez vaillante pour œuvrer dans la France libre, le gouvernement français en exil à Londres. Alors qu'on lui demande de coucher sur le papier ses projets pour la France d'après-guerre, Weil comprend que libérer la France et l'Europe du nazisme n'est qu'une première étape. La suivante, bien plus ardue, consiste à créer une France et une Europe dignes d'un effort aussi monumental. L'Enracinement est le manuel de renaissance et de renouvellement que Weil propose pour l’Europe.
Il semblerait que le patron de Weil au sein de la France libre, Charles de Gaulle, n'ait jamais posé les yeux sur ce texte. Il consultera par contre un autre de ses articles proposant le parachutage d'infirmières sans armes et toutes de blanc vêtues sur les champs de bataille. Sa réaction «Elle est folle!» une fois sa lecture terminée est passée à la postérité. Mais l'un de ses plus grands admirateurs, Albert Camus, allait lire l'ouvrage et le faire publier en 1949. «Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement», s'exclamera-t-il.
Finkielkraut enrôle Weil dans sa croisade
À certains superficiels égards, Wauquiez a raison d'identifier Weil comme une penseuse profondément conservatrice. Elle voyait d'un mauvais œil le progrès technologique, les prérogatives de l’État (dans sa forme capitaliste ou communiste) pour modeler la vie des citoyens et citoyennes, les intellectuels et intellectuelles (de droite comme de gauche) palabrant des abstractions et prétendant parler pour le peuple sans rien connaître de son quotidien. Autant de facteurs constituant, selon Weil, la pire des menaces pour l'Europe: le déracinement.
Avec cette rhétorique, Weil fait cause commune avec la tradition réactionnaire française et son goût ancien pour le champ lexical radiculaire. Depuis la fin du XIXe siècle, le mythe des «racines» et le mal des êtres «déracinés» barbotent dans les eaux xénophobes ondoyant de l'affaire Dreyfus jusqu'au Front national. L'un des romans français les plus influents du XIXe siècle est Les Déracinés, écrit par l'intellectuel antisémite et anti-républicain Maurice Barrès. Il suit les aventures de jeunes provinciaux qui, montant à Paris pour leurs études, s'arrachent de leur terre natale pour se laisser séduire et corrompre par des penseurs aussi étrangers et abstraits qu'un Emmanuel Kant. Cela va sans dire, ces vingtenaires biberonnés à la Critique de la raison pure ont autant de chances dans la vie que les carottes que ma fille a cueillies hier dans notre jardin.
Aujourd'hui, de gros légumes de droite affirment que la renaissance enracinée que Weil avait en tête pour la France et l'Europe rejoint ces idéaux xénophobes. Par exemple, dans un de ses best-sellers, L’identité malheureuse, l'intellectuel néo-conservateur Alain Finkielkraut enrôle Weil dans sa croisade contre le multiculturalisme et l'immigration. Plus récemment, dans son livre Le vieux monde est de retour, la journaliste Pascale Tournier présente ceux qu'elle qualifie de «nouveaux conservateurs». Sur le modèle des «nouveaux philosophes» des années 1970 –les jeunes et très télégéniques figures du renouveau du socialisme français, à l'instar de Bernard-Henri Lévy et d'André Glucksmann– Tournier dresse le portrait d'Eugénie Bastié ou de Charlotte d’Ornellas, représentantes de la «droite décomplexée», à savoir ces jeunes conservateurs et conservatrices qui n'ont pas peur de s'engager contre l'avortement, le mariage homosexuel ou encore l'immigration. Des penseurs et penseuses qui, en outre, peuvent se réclamer d'ancêtres intellectuels et intellectuelles comme Weil, Camus ou George Orwell.
Weil prônait la compassion, pas Wauquiez
Et puis il y a Wauquiez, qui ne se contente pas de retweeter l'extrait de son interview mentionnant Weil à ses nombreux followers, mais qui pose pour un article du Figaro Magazine avec L'Enracinement dans la main. L'an dernier, lors du lancement de sa campagne pour les primaires des Républicains, Wauquiez citait l'exhortation de Weil: «Il faut donner à la jeunesse quelque chose à aimer, et ce quelque chose ce doit être la France». Quatre mois plus tard, lors de son discours de victoire devant son parti, il reprenait cette même phrase, en la complétant de celle qui la précède dans le livre de Weil et définit le besoin d'enracinement: «Le sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable».
Reste que la tendresse n'est pas une qualité habituellement associée à Wauquiez. Sa rhétorique rappelle –d'aucuns diront «imite»– celle de Marine Le Pen, la présidente du Rassemblement national, ex FN et parti d'extrême droite. De fait, Le Pen n'a pas manqué de remarquer ces similitudes et en a souvent appelé à un rapprochement entre les deux formations politiques. Si Wauquiez a jusqu'ici refusé la main tendue, ses affinités avec Le Pen sont particulièrement manifestes sur le sujet de l'immigration. L'an dernier, il mettait en garde contre la dissolution de l'identité française, submergée par des vagues d'immigration «non contrôlée». Après les attentats de 2015, ce même Wauquiez en appelait à la création de camps d'internement pour les «fichés S» –des milliers d'individus, quasiment tous musulmans– que les services de renseignement français considèrent comme posant de potentielles menaces terroristes.
Depuis, Wauquiez a renforcé sa rhétorique anti-immigrés en exigeant un référendum sur les politiques migratoires. Son objectif: supprimer l'attribution automatique de la nationalité française aux enfants nés sur le sol français de parents sans-papiers. Et pour jeter de l'huile sur un feu déjà nourri, il a aussi affirmé que Macron avait battu tous les records d'attribution de visas en un an de présidence avec 260.000 titres de séjour délivrés. Partant, Wauquiez s'est inquiété du nombre d'immigrés supplémentaires –un million– arrivés en France d'ici la fin du mandat d'Emmanuel Macron. Mais comme l'ont rapidement décrypté plusieurs journalistes, plus de 20% de ces visas ont été accordés au titre du «Passeport talent», une nouvelle catégorie de cartes de séjour identifiant les individus hautement qualifiés. Tout aussi important, lorsqu'on retranche le nombre de personnes ayant quitté la France cette même année, on arrive à un excédent migratoire inférieur à 70.000.
Wauquiez est même allé jusqu'à mobiliser Victor Hugo pour sa cause. Jamais il ne viendrait au président Républicain américain l'idée de faire de l'amour de Herman Melville une condition préalable à l'obtention de la citoyenneté américaine, mais ce n'est pas ce qui effraye le président de Les Républicains français. Visiblement, les compétences professionnelles ou le statut marital ne sont pas les critères suffisants d'une immigration réussie en France. Wauquiez l'a dit sans sourciller: s'ils veulent avoir leur place dans son pays, les immigrés doivent faire primer leur amour de Victor Hugo sur leur amour des prestations sociales.
Reste que Weil n'avait cure de cette vision étriquée des racines. La défaite de la France, écrit-elle dans L'Enracinement –un passage que Wauquiez a sans doute raté– signale un nécessaire changement dans «notre manière d'aimer la patrie». Elle précise que sa patrie n'est pas fondée sur le mythe d'une France éternelle bouffie de grandeur. Il s'agit au contraire d'un monde concret où l'indigène comme le nouvel arrivant peuvent s'enraciner l'un dans l'autre –dans l'âme et l'existence d'un voisin et d'un concitoyen– plutôt que dans l'abstraction d'une histoire commune.
Weil décrit ce sentiment matériel d'enracinement –le lien avec ceux qui nous entourent– comme «le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine». Raison pour laquelle elle place la compassion, qui nous permet de percevoir ce besoin en nous-mêmes et chez les autres, au centre de sa philosophie politique, bien que ce que soit pas une qualité en général associée à la politique publique. Pour Weil, le renouveau de la France dépendait d'une nouvelle appréhension du patriotisme, qui avait la compassion en son sein. Au lieu d'être le devoir envers une Nation –ce qui, insiste-t-elle, a pu être une nécessité pratique à certaines époques, sans être par ailleurs une valeur méritant d'être portée au pinacle– le patriotisme relève d'une exigence bien plus ardue– le devoir envers autrui. Au final, la compassion reconnaît à la fois la fragilité des liens qui constituent une communauté et la vulnérabilité des vies qui les composent.
Voici soixante-quinze ans, Weil saisissait déjà comment la croissance de la technologie et de l'automatisation, comme celle de l’État et des institutions privées, rendait les gens «affamés d'aimer quelque chose qui soit de chair et de sang». Le problème, reconnaissait-elle, c'est que cette faim est facilement exploitable par nombre de scélérats, qu'importe leur place sur l'échiquier politique. En un sens, voir l'homme qui projette de devenir le futur président français citer Simone Weil n'est pas plus rassurant que de voir l'actuel président des États-Unis retweeter du Fox News et compagnie à tire-larigot. Mais Weil, avait-elle été vivante, aurait néanmoins persisté dans sa campagne de promotion de la compassion. Car s'il n'y a qu'une chose éternelle, ne cesse-t-elle de nous rappeler, ce n'est pas la France ou les États-Unis, mais l'«obligation envers tout être humain, du seul fait qu'il est un être humain».