Culture

Rassembler les morceaux de soi-même

Temps de lecture : 3 min

«D'autres vies que la mienne», le dernier roman d'Emmanuel Carrère, est bouleversant - Par Laure Adler

Emmanuel Carrère © Hélène Bamberger / P.O.L
Emmanuel Carrère © Hélène Bamberger / P.O.L

Le Salon du livre de Bruxelles vient de s'achever sur un bon bilan et celui de Paris ouvre ses portes avec, comme pays invité le Mexique. Certains se plaignent d'absence d'événement littéraire et de l'absence d'écrivains assez «visibles». J'aurais plutôt tendance à m'en réjouir, les «visibles», ou réputés tels, ayant eu, pendant des années, la fâcheuse tendance à écrire leurs mémoires.

A celles et ceux qui n'aiment pas les gens en vue qui se piquent d'écrire mais les écrivains qui se cachent pour pouvoir écrire, je ne peux que leur dire mon émotion et ce sentiment de perte et d'abandon qui m'a saisi lorsque j'ai achevé la dernière page du livre d'Emmanuel Carrère intitulé «D'autres vies que la mienne» que publie POL.

Comment, en effet, le cours de la vie normale allait pouvoir reprendre une fois ce livre terminé? A quels artifices faudrait-il que j'ai recours pour me déprendre de ces personnes bien réelles qu'il fait vivre de façon si intense qu'on entre, grâce à sa manière si étrange d'écrire, en compagnonnage avec eux. Oui, nous lecteurs de ce livre si doux, si enveloppant, et, en même temps si mélancolique et poignant, nous entrons de plain-pied dans leur vie et partageons leurs états de joie, de souffrance, de partage. Nous les connaissons tous intimement, en tout cas nous le croyons, et nous avons envie de continuer à parler, à espérer que leur vie continue dans la quiétude et l'harmonie pour celles et ceux qui sont encore vivants et pour les mortes — elles s'appellent toutes deux Juliette — nous avons envie de prendre l'engagement de penser souvent à elles.

Comme Truffaut dans «La chambre verte», Carrère est un homme qui pense que les morts font partie du monde des vivants et qu'il n'est pas inutile de penser souvent à eux pour qu'ils ne disparaissent pas de notre ligne d 'horizon.

C'est d'ailleurs sans doute pour cette raison qu'Emmanuel Carrère a écrit ce texte constitué par différents registres — monologue d'un magistrat, analyse économique des établissements de crédit, enquête sociologique comme chez Bourdieu sur les plus démunis, description minutieuse du comportement de certains médecins et du vocabulaire qu'ils emploient face à des patients qu'ils savent perdus.

Livre Babylone, livre affranchi, «D'autres vies que la mienne» est un ovni: à la fois journal intime où tout ce que l'auteur écrit est vrai, reportage politique et poétique sur les dérèglements du quotidien, il devient aussi, au fil des pages, un livre d'apprentissage sur le monde et sur ce que veut dire rassembler les morceaux de soi-même pour tenter de se construire une identité. Car ce livre est une auto-fiction: Carrère ne parle que des gens avec qui il vit, sa compagne Hélène, de leur petite fille Jeanne, de sa belle-sœur Juliette morte à l'âge de trente-trois ans d'un cancer, de son mari Etienne et de leurs trois petites filles, de Patrice l'ami magistrat qui travaillait avec Juliette, de la toute petite Juliette morte emportée par le tsunami, de sa mère de son père, son grand-père, de toutes ces vies qui ne sont pas les siennes ni les miennes ni les nôtres mais qui le deviennent comme par miracle tout au long de la lecture.

Alors pourquoi ce livre procure-t-il un tel effet de sidération? Pourquoi provoque-t-il un tel sentiment d'empathie? Je ne suis pas sûre de la réponse tant je suis moi même troublée. Plusieurs pistes peut-être: l'auteur n'est pas dans la posture de l'écrivain mais un être qui veut vous dire sa vérité il ne fait jamais la leçon ni en termes de style ni en termes de vocabulaire. Il se met en risque et, nous lecteurs, nous le sentons qu'il mise gros: car Carrère, d'une certaine façon, n'a pas choisi d'écrire ce livre: on lui en a passé commande un jour de grand désespoir le lendemain de la mort de sa belle-sœur. Puisque c'était lui qui, de la bande familiale et amicale, savait écrire (il avait déjà publié plusieurs livres dont «La moustache», «La classe de neige», «L'adversaire», «Un roman russe» entre autres ) et bien c'était à lui qu'était impartie cette mission: écrire sur celles qui n'étaient plus là, écrire sans trahir, écrire pour se souvenir, écrire pour éloigner la mort, écrire pour dire la beauté persistante du monde après la mort.

Laure Adler

Emmanuel Carrère «D'autres vies que la mienne». Editions POL. Les premières pages à lire au format PDF.

Image de Une: Emmanuel Carrère © Hélène Bamberger / P.O.L

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