Le 18e film de Lav Diaz est un monstre. Un monstre bouleversant de beauté et de violence. Un monstre né des amours improbables de la comédie musicale et du témoignage de la terreur politique, enfanté par un grand poète du fantastique. La Saison du diable fut la révélation du dernier Festival de Berlin.
Poète, conteur, cinéaste, Diaz a construit en vingt ans une œuvre considérable, de manière complètement indépendante, dans un environnement économique, politique et culturel terriblement hostile, œuvre à laquelle il ajoute ici une pièce majeure.
Dans la jungle des Philippines, un village est mis en coupe réglée par les militaires avec le soutien de politiciens véreux. Tout ce qui incarne indépendance d’esprit, respect de l’autre ou refus de l’embrigadement sera impitoyablement écrasé. Rien de bien nouveau sous le soleil noir de l’oppression, dira-t-on.
Mais jamais peut-être ce qui se joue, aux confins de la folie de puissance, de la bassesse des intérêts et des pulsions, et de la pure spirale de la violence une fois enclenchée, n’aura été mis en scène de cette manière à la fois lyrique et mate, torride et glaciale.
Lorena (Shaina Magdayao) affronte par le chant et par le courage ses tortionnaires. | ARP Sélection
Y contribuent la chorégraphie des gestes entre réalisme et fantasmagorie, la circulation entre des personnages peu à peu révélés, la femme médecin qui résiste inébranlablement à l’arbitraire, le poète révolté mais incapable de s’opposer vraiment, les militaires, le prêtre acoquiné aux pouvoirs, les figures à demi imaginaires sorties de la forêt, les habitants du village.
À ces éléments s’ajoute la singularité extrême qui tient à l’usage des chansons. Elles sont si fortes, le contraste entre ces ballades, ces incantations et ces hymnes et le contexte est si impressionnant qu’on ne s’aperçoit pas tout de suite d’une autre particularité: l’absence totale d’accompagnement musical.
Des chants incandescents et ambigus. | Capture d'écran de la bande-annonce
Chantés a capella, ces chants entonnés aussi bien par l’officier sadique qui dirige la milice que par les victimes, ou le chœur des villageois, en sont comme augmentés de leur apparente fragilité.
Les chansons ouvrent des abîmes
On songe aux songs du théâtre de Brecht, au blues du delta du Mississippi, à certains oratorios trouvant dans leur forme «simplifiée» une nouvelle émotion –mais à vrai dire l’effet obtenu est incomparable.
On savait Lav Diaz également musicien et interprète, il compose depuis toujours les musiques de ses films, et a enregistré plusieurs disques. Mais il explore cette fois un rapport, à la fois narratif et sensoriel, entre les voix, les paroles chantées et le récit, qui ouvre des abîmes émotionnels inexplorés.
Cet usage des chansons est assurément, ici, le geste le plus marquant de ce cinéaste sans cesse en recherche de nouvelles expérimentations, jamais gratuites, jamais formalistes. Ce n’est pas le seul.
Le «chant général» de l'oppression et de la résistance. | ARP Sélection
Ainsi par exemple de l’étrangeté cruelle qui naît d’avoir confié le rôle du chef militaire à une actrice, qui ne joue pas une soldate mais bien un officier, tortionnaire et violeur.
Comme tant de choix de réalisation de Lav Diaz, un tel parti pris n’a pas d’explication littérale. Il intrigue un moment, puis, une fois accepté, engendre un trouble supplémentaire, qui renforce et complexifie la relation à ce qui est montré et raconté.
De même la présence sans solution de continuité de la nature, luxuriante, et du surnaturel, ambivalent, infuse ce récit de terreur inspiré d’une situation ancienne, la dictature Marcos il y a quarante ans, mais renvoyant à une situation présente, la dictature Duterte et ses escadrons de la mort.
Celle-là même qui a incité Lav Diaz à tourner ce film, et l’a contraint à le faire dans un autre pays, en Malaisie.
Noir et blanc somptueux et procédé optique sigulier. | ARP Sélection
Magnifié, comme souvent chez ce réalisateur, par un noir et blanc somptueux, le film active encore d’autres ressources visuelles, grâce à l’emploi d’un procédé optique aussi simple qu’indiscernable1.
Celui-ci inscrit les visages, les groupes, la forêt, le village dans des relations de distance ni naturelles ni manifestement trafiquées, gardant en permanence l’image sur une frontière entre réalisme et onirisme.
Ainsi se déploie la fresque de près de quatre heures, «chant général» de l’oppression et de la résistance, aux Philippines et ailleurs.
Le juste temps du récit
Lav Diaz est connu, et souvent attaqué, pour la durée de ses films. Il répond que chaque histoire a besoin du temps qui lui correspond, et qu’il refuse de mutiler ses films pour se plier aux durées imposées par le commerce.
La critique anglo-saxonne a inventé l’étrange catégorie de «slow cinema», déclinaison hasardeuse du slow food et de ses avatars, et elle fait volontiers de Lav Diaz une des figures de proue de cette supposée tendance. Rien de plus faux: ses films ne sont pas lents, il s’y passe plein de choses, sur le plan de l’action, de l’émotion, des événements visuels et sonores.
Pas plus que le si différent La femme qui est partie, chef-d’œuvre sorti il y a un an et demi, d’une durée comparable, La Saison du diable n’est pas «long», et encore moins lent. Fresque hypnotique et sensible, c’est une magnifique aventure du regard qui, sur un sujet douloureux, est offerte au spectateur.
La Saison du diable
de Lav Diaz, avec Piolo Pascual, Shaina Magdayo, Pinky Amador, Hazel Orencio.
Durée: 3h54. Sortie le 25 juillet 2018
1 — Renseignement pris, il s’agit de l’utilisation d’un très grand angle, engendrant une immense profondeur de champ et une légère déformation sphérique, mais où les bords de l’image sont masqués par des caches, resserrant le cadre sur le centre. Ancien photographe, Lav Diaz est, aussi, un très bon connaisseur des techniques de prise de vue, mais il n’est d’aucune nécessité de connaître le procédé employé pour apprécier l’effet produit. Retourner à l'article