Société

Pourquoi existe-t-il un monument à la mémoire de soldats nazis en France?

Temps de lecture : 9 min

Le 28 mai fut discrètement inaugurée une stèle commémorant les quelque 500 prisonniers de guerre allemands morts lors de leur internement au camp de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales.

Vue des ruines du camp de Rivesaltes, le 13 juin 2004 | Raymond Royg / AFP
Vue des ruines du camp de Rivesaltes, le 13 juin 2004 | Raymond Royg / AFP

Ce week-end, un certain nombre de Français et de Françaises auront une pensée ou un geste pour la mémoire des résistantes et résistants du maquis du Vercors, massacrés par les nazis à compter du 21 juillet 1944.

Les rites mémoriels autour de la Seconde Guerre mondiale rythment nos étés, des commémorations du 8 mai 1945 à celles de la Libération de Paris le 26 août, en passant par la journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'État français et d'hommage aux «Justes» de France, le 16 juillet. On célèbre les victimes, les résistantes et les résistants. Mais dorénavant, on peut «en même temps» honorer la mémoire des soldats nazis.

Une stèle a été érigée fin mai en leur nom sur l’ancien site du camp de Rivesaltes, où certains furent faits prisonniers à la Libération –une stèle parmi d’autres, plus anciennes. Ces dernières honorent d’autres personnes passées là, tels les juifs du sud de la France, concentrés à Rivesaltes avant d’être envoyés à Drancy, puis à Auschwitz. La nouvelle stèle vient rendre hommage aux soldats du Troisième Reich, membres de la Wehrmacht et de la Waffen-SS, décédés lors de leur emprisonnement ici.

La mise à niveau paraît incroyable, et la discrétion de l’inauguration du nouveau monument souligne combien le sujet est sensible. Car cette histoire complexe, révélatrice des évolutions de notre société, est source de débats délicats.

Diversité de prisonniers

De 1939 à 2007, le camp de Rivesaltes a contenu des républicains espagnols, des juifs européens, des supplétifs de l’armée française –avant tout les harkis– ou des immigrés clandestins.

Sur Slate, nous avons déjà consacré deux longs articles au sujet, l’un contant l’effarant retour en mémoire du lieu à la fin des années 1990, quand des archives sur la concentration des juifs furent retrouvées à la déchetterie de Perpignan, l’autre quant au camp des harkis et à l’usage politique de leur mémoire.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le camp a rassemblé d’anciens collaborateurs –et des immigrés espagnols– au sein du Centre de séjour surveillé de Rivesaltes, et des prisonniers de guerre, essentiellement allemands, dans le dépôt n°162. Ces derniers connaissent une surmortalité.

Entre mai 1945 et 1946, 412 prisonniers de guerre allemands (PGA) décèdent sur le site même, quelques dizaines à l’extérieur, entre autres dans des opérations de déminage. Au mois de septembre 1945, qui comptabilise 159 décès, un cimetière est créé à l’extrémité du site. Légalisé après coup, il sera ensuite vidé en toute discrétion. La différenciation est très nette entre la situation des Allemands et celle des autres prisonniers. Durant le même laps de temps, un seul prisonnier de guerre italien meurt sur le site.

Rumeur et réalité historique

Longtemps, la rumeur locale, penaude, fut que leurs gardiens les laissèrent mourir de faim. Ces gardiens étaient issus des troupes africaines, par exemple malgaches, et s’avéraient à cran après des années d’éloignement –d’autant qu’ils avaient souvent connu l’emprisonnement et les mauvais traitements de la part des Allemands.

Ceux parmi les PGA qui ont ensuite fait souche dans le territoire ont produit un discours victimaire, processus naturel pour parvenir à se socialiser dans un pays anciennement occupé.

La rumeur fut reprise dans le livre du Canadien James Bacque, Morts pour raisons diverses (1990), qui voulait dépeindre «l'holocauste caché» des PGA en France. Pour le cas de Rivesaltes, Bacque ne se base que sur un seul témoignage pour atteindre un chiffrage à 1.350 morts, environ trois fois supérieur à celui fourni par les archives.

Le traitement de ces dernières a permis d’affiner divers points. La pyramide des âges des PGA morts au camp n’indique pas une surreprésentation de personnes âgées, signe classique d’un problème sanitaire emportant les individus les plus fragiles. La canicule (37°C en juillet, 38°C en août, 35°C en septembre) ne permet toutefois pas de liquider l’hypothèse d’une part conséquente de décès pour cause sanitaire: en 1941-1942, au moins 215 internés étaient décédés à l’intérieur du camp, dont cinquante-et-un bébés âgés d’un an ou moins, surtout par effet combiné de la malnutrition, de l’eau souillée et de la chaleur insoutenable dans les baraquements. Ces phénomènes se combinent sans doute autant à l’égard des soldats allemands qu’ils l’ont fait à l’encontre des civils.

Ce fait s'inscrit en outre dans un problème général: 17.773 PGA décèdent en France entre juin et octobre 1945, lors d’une crise sanitaire qui touche l’ensemble du pays (infrastructures en déliquescence, canicule, épidémies).

En somme, il existe bien une surmortalité des PGA rivesaltais, mais une partie conséquente de celle-ci s’inscrit dans un contexte spécifique, qui ne peut être laissé de côté au bénéfice de rumeurs exagérant les phénomènes de brimade.

Stèles juxtaposées

Sur une route longeant le site du camp de Rivesaltes, une course à la revendication mémorielle se fait depuis la pose en 1994 d’une première stèle, à la mémoire des juifs déportés du camp de Rivesaltes.

Les suivantes ont été installées à côté, formant une ligne de segments historiques disjoints. Le 2 décembre 1995, une plaque est inaugurée en hommage «aux soldats réguliers et aux supplétifs issus de l’armée d’Afrique», surmontée en septembre 2001 par une stèle commémorative.

Une nouvelle stèle est installée le 30 octobre 1999, à la mémoire des républicains espagnols. Le 13 décembre 2008, à l’initiative de la Cimade, association d’aide aux migrants, c’est une stèle «aux milliers d’hommes et de femmes dont le seul tort était d’être étrangers» qui est inaugurée, en référence au centre de rétention administrative installé là de 1984 à 2007. Le 14 janvier 2009, ce fut un monument pour les Tziganes.

Chaque nouvelle mémoire qui se constitue exige sa reconnaissance. Mais cette déferlante empêche toute lecture globale, et amène à placer tous les phénomènes au même niveau. Cette ligne de stèles implique de choisir celle où l’on se tient, matérialisant un véritable marché des mémoires tout en provoquant des continuités étranges.

Je me souviens avoir observé Marine Le Pen déposant une gerbe de fleurs à la stèle des harkis, en m’étant rendu compte que je me tenais devant celle de la Cimade. L’alignement pose question: la présidente du parti d’extrême droite s’inclinait-elle aussi devant chacun de ces groupes?

Marine Le Pen rend hommage aux soldats harkis au camp de Rivesaltes, le 25 septembre 2012. | Raymond Royg / AFP

Changement de régime mémoriel

On comprend que la mémoire des PGA rivesaltais émerge avec le livre de Bacque. Dans son rapport ambigu à l’épisode vichyste, la société française des années 1990 a entrepris une dévalorisation systématique du passé national.

Durcir l’image de la Libération contribue à dessiner un temps de culpabilité, «années noires» et «heures les plus sombres» étant devenues des stéréotypes langagiers, où finalement, tout se vaut et rien ne vaut rien. Il s’agit d’oblitérer la compréhension des phénomènes sociaux et politiques pour s’en tenir aux discours de la morale, où l’être présent juge un passé forcément coupable.

On observait aussi aux pieds de ces stèles le changement de régime de mémoire: quand le président Sarkozy vint y rendre hommage aux harkis, en ne traitant que d’eux et non des victimes de la Seconde Guerre mondiale, on percevait comment la question coloniale était en train de remplacer celle de Vichy en tant que matrice de nos représentations mémorielles.

Cette question est renouvelée par la stèle aux soldats nazis, pudiquement dits Allemands –en surjouant de ce vieux mythe balayé par les historiens selon lequel il faudrait différencier la SS criminelle contre l’humanité de la Wehrmacht, qui eût été une armée régulière normale.

Le musée-mémorial de Rivesaltes –qui dépend du Conseil régional, alors que les stèles dépendent du Conseil départemental– avait fait le choix avisé de ne pas mêler PGA et personnes internées dans son exposition permanente, mais présentait une évocation artistique maladroite, où le sort des PGA est symbolisé par une boîte de conserve ouverte, dont la rouille vient colorier le mur du bâtiment.

Musée-memorial de Rivesaltes, le 5 octobre 2015 | Éric Cabanis / AFP

Si certes la canicule ne suffit pas seule à expliquer le taux de mortalité, il est net que le ressort de l'évocation est ici d'abord celui du récit mémoriel victimaire.

Volonté de bien faire

L’initiative de la stèle aux soldats «allemands» revient aux époux Klarsfeld. Le jour de l’inauguration, Serge Klarsfeld a déclaré à la presse locale: «On parle souvent de la tragédie qu’ont vécue les juifs. Mais cela ne nous donne pas le droit d’oublier les autres tragédies. Il fallait penser également aux prisonniers allemands victimes de l’inhumanité. Il s’agit de la première stèle en France pour ces prisonniers de guerre qui n’ont pas été traités correctement au regard de la convention de Genève». Défendre une conception humaniste, l’amitié entre la France et l’Allemagne: ce sont là de nobles intentions.

Du côté des officiels français, il n’y avait –signe de la gêne– que des représentants du conseil départemental. Mais l’ambassadeur d’Allemagne était présent. Il a bien pris soin de cadrer son propos: «C’est une tragédie qui peut paraître petite par rapport aux autres, mais c’en est une quand même. Cependant, cela ne doit pas éclipser la responsabilité de l’Allemagne dans la Shoah, les millions de juifs que l’Allemagne a assassinés à travers l’Europe. Là est la principale rupture de civilisation. Et cela reste le cœur du travail de mémoire que l’Allemagne doit faire».

On pourra aussi écouter d’autres propos des intéressés dans ce reportage de France 3 Occitanie.

On comprend qu’il existe une volonté de bien faire, très respectable. Si chacun peut –et devrait– réfléchir à la complexité de la question posée par cette gestion de l’histoire, on pourra, en vis-à-vis, poser quelques remarques quant à l’embarras produit par ces bonnes intentions.

Réflexion collective

D’abord, si l'on va à Rivesaltes se recueillir devant la stèle des juifs, des Espagnols, des Tziganes, la tête s’inclinera maintenant aussi pour des soldats nazis. Et si Jérôme Bourbon et ses amis viennent rendre hommage aux hommes du Troisième Reich, il faudra cohabiter.

Jean-Luc Godard plaisantait jadis en affirmant que l’objectivité médiatique consistait en cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour les nazis. Ce n’était pas une provocation, mais une prophétie.

Ensuite, concilier les mémoires, comme il est dit dans le reportage, cela se fait d’abord en faisant de l’histoire. Or la victimisation des PGA rivesaltais repose pour partie sur un retrait du contexte et une exagération des faits.

Les présenter comme des victimes parmi d’autres aboutit à faire de la Seconde Guerre mondiale un grand massacre général, une «guerre civile européenne», où être SS ou républicain espagnol ayant intégré la Résistance française reviendrait au même, tout n’étant affaire que de pauvres bougres brinquebalés par l’histoire. Permettons-nous de rappeler que si les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et inoubliables, c’est parce qu’ils sont impardonnables.

Enfin, si le message est flou, c’est aussi parce qu’il n’est guère collectif. On ne décrète pas à dix citoyennes et citoyens qu’une nouvelle ère des mémoires est ouverte en Europe. Pour construire un dispositif mémoriel aux enjeux nationaux et internationaux, il eût été raisonnable de s’enquérir de l’avis de divers historiens, artistes, associations mémorielles et d’anciens combattants, de la population locale, ainsi que de l’État. La ministre de la Culture et celle des Armées auraient pu être questionnées, tant il n’est pas anodin d’élever un monument à l’ennemi.

Un tel travail collectif peut encore se faire, en assumant qu’il vaut mieux retirer cette kyrielle de stèles au bénéfice d’un dispositif unique mais réfléchi collectivement, et permettant donc d’engager chacun.

En attendant, sincèrement, on aura plus une pensée pour celles et ceux du Vercors que pour les «soldats allemands» de Rivesaltes.

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