Entre les États-Unis et l'Iran, les problèmes de communication n'ont rien d'un phénomène nouveau. Reste qu'avec le retrait de l'accord nucléaire décidé par Donald Trump, qui garantit un regain de tensions ces prochains mois, celles et ceux caressant l'espoir d'éviter une crise devraient apprendre quelques mots de persan, à commencer par celui-ci: nafs.
Depuis des siècles, le concept définit au plus près l'essence de la culture politique iranienne, notamment dans tout ce qui touche aux interactions avec des étrangers. Il éclaire aussi l'attitude du gouvernement iranien dans des échanges diplomatiques compliqués, comme ceux auxquels il est aujourd'hui confronté.
La confiance en soi, la modestie et l'orgueil
Littéralement, nafs veut dire «soi», mais il est primordial de saisir les nuances de son emploi. Dans les usages les plus courants, nous avons etemad be nafs, la confiance en soi, shekast-e nafs, le «soi brisé», soit grosso modo la modestie, ou encore ezat-e nafs, le «respect de soi», ou plus simplement l'orgueil.
Depuis longtemps, les Iraniennes et Iraniens jaugent les vices et les vertus de leurs dirigeants à l'aune de ces concepts. Parce qu'il péchait visiblement par superficialité, le Chah Mohammad Reza Pahlavi, à la tête du pays de 1941 à 1979, avait un soi trop fragile –il manquait d'etemad dans son nafs– pour supporter les attaques contre son pouvoir. En 1978, au lieu de résister aux manifestations qui en appelaient à la fin de sa dynastie, il allait s'excuser à la radio pour les défaillances de son gouvernement, avant de fuir Téhéran l'année suivante.
Une part des Iraniennes et des Iraniens n'ont pas pardonné à la dynastie Pahlavi cette abdication de nafs; de leur point de vue, le Chah a déprécié la légitimité et le pouvoir de sa dynastie en faisant preuve d'un respect de soi trop précaire.
À l'inverse, beaucoup –même les religieux– ont de la nostalgie pour Mohammad Mossadegh, l'ennemi juré nationaliste et laïc du Chah dans les années 1950. Parce que Mossadegh exsudait la fierté (ou ezat-e nafs), toute la nation pouvait s'identifier.
Loin de l'égotisme et du narcissisme du Chah, Mossadegh exposera son ezat-e nafs en refusant les largesses des puissances étrangères, qui allaient, selon lui et la plupart de ses compatriotes, inévitablement se muer en exploitation.
Et le shekast-e nafs de Mossadegh –qui restait au lit pendant des jours, honorait ses rendez-vous en pyjama et s'évanouissait même en public– fut aussi quelque chose de très touchant pour le peuple iranien, qui apprécie autant la modestie que le sacrifice. Le sens de la fierté nationale exprimé par Mossadegh relève encore aujourd'hui d'un idéal culturel.
Mohammad Mossadegh, endormi lors de son procès devant une cour militaire, le 12 novembre 1953 | Intercontinentale / AFP
Lors de la naissance de la République islamique en 1979, ses soutiens –et ils étaient nombreux– pensaient sincèrement que l'ère des doléances à l'Occident était terminée.
Leur leader, l'Ayatollah Rouhollah Khomeini, avait de l'ezat et de l'etemad –de l'orgueil et de la confiance– à revendre et ne manifestait quasiment aucune modestie, ou shekast. Il ne tergiversait jamais dans la poursuite de ses objectifs, à savoir que l'Iran et l'islam soient respectés comme égaux à toute autre nation et religion, qu'importe que cela se fasse au détriment des intérêts immédiats du pays.
Khomeini n'allait pas hésiter à permettre la prise d'otages de diplomates et de civils américains, en partie en représailles à des années de soumission forcée, ou à déclarer la guerre à l'Irak pour punir Saddam Hussein d'avoir envahi l'Iran alors que le pays était au plus faible.
Son seul moment de shekast surviendra lors de son acceptation du cessez-le-feu avec l'Irak, après huit ans d'une guerre sanglante ayant fait quasiment un million de victimes sans le moindre gain territorial –une décision qu'il comparera à une coupe de poison. Au nom de l'ezat –le sien et celui de son peuple, il aurait préféré se battre jusqu'à la mort.
La fierté persane et les négociations de l'accord sur le nucléaire
Aujourd'hui, la devise inscrite en persan sur le fronton du ministère des Affaires étrangères de Téhéran signifie «Ni orientale, ni occidentale, République islamique». Un slogan fait pour que tout le monde –personnel comme visiteurs et visiteuses – se rappelle que l'Iran n'est ni l'allié ni le sujet d'aucune autre puissance, et qu'il vole de ses propres ailes.
Depuis la crise des otages et la rupture des relations diplomatiques avec l'Iran voici quasiment quarante ans, aucun politique ni diplomate américain en fonctions n'en a franchi le seuil. Et la formule définit aussi la politique étrangère de l'Iran. Tous les présidents et les ministres des Affaires étrangères de la République islamique adhèrent et obéissent à cette philosophie.
Des députés iraniens brûlent un drapeau américain après le retrait des États-Unis de l'accord sur le nucléaire , le 9 mai 2018 à Téhéran | HO / Islamic Consultative Assembly News Agency / AFP
Ce principe était évident durant tout le processus de négociation de l'accord nucléaire (ou Plan d’action global commun, PAGC). À chaque étape, le président iranien Hassan Rohani et son ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif ont dû rendre des comptes à celles et ceux qui, dans le système politique iranien, craignaient que le moindre compromis avec l'Occident n'en vienne à subvertir les mots inscrits à l'entrée du ministère des Affaires étrangères.
Zarif n'a eu de cesse de répéter combien la fierté persane pouvait l'empêcher de poursuivre les négociations avec les diplomates étrangers, si jamais il sentait que l'on manquait de respect à son pays et que l'Iran n'était pas mis sur un pied d'égalité avec le reste des interlocuteurs.
En juillet 2015, durant la phase finale des pourparlers au Palais Coburg de Vienne, Federica Mogherini, cheffe de la diplomatie européenne, a menacé de quitter la table des négociations si l'Iran ne témoignait pas de davantage de flexibilité –ce que la République islamique assimilait à une demande de sujétion. Le guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, avait expressément demandé à son équipe de ne faire montre que d'une «flexibilité héroïque» dans les négociations, c'est-à-dire de conserver intact l'ezat, même lors de concessions. Zarif répondra en hurlant à Mogherini: «On ne menace pas un Iranien!» –un parangon d'ezat-e nafs.
Le respect, seule stratégie payante pour les États-Unis
Depuis des lustres, le gouvernement iranien insiste sur le fait que ses ennemis sont tous ceux et celles qui ne le traitent pas, lui et son peuple, avec respect –ce qui ne veut pas dire que l'Iran se soit toujours comporté de sorte à mériter une telle attitude de la part de ses homologues occidentaux.
Reste qu'au cours de ces quarante dernières années, Barack Obama a été le seul dirigeant américain à avoir visiblement compris combien les Iraniennes et Iraniens aspiraient à ce que l'on reconnaisse leur importance et que l'on manifeste un respect ostensible pour leur ezat –une stratégie que le Secrétaire d’État John Kerry a porté durant les négociations. Ce qui explique pourquoi Obama a pu mener à bien un dialogue avec l'Iran, jusqu'à obtenir leur signature sur un accord nucléaire.
Trump, au contraire, a rué dans le nafs persan en incluant l'Iran dans son décret anti-immigration, en promettant des «problèmes plus gros que jamais» si son gouvernement poursuivait le programme nucléaire enclenché avant le PAGC et en menaçant directement le président Rohani sur Twitter.
To Iranian President Rouhani: NEVER, EVER THREATEN THE UNITED STATES AGAIN OR YOU WILL SUFFER CONSEQUENCES THE LIKES OF WHICH FEW THROUGHOUT HISTORY HAVE EVER SUFFERED BEFORE. WE ARE NO LONGER A COUNTRY THAT WILL STAND FOR YOUR DEMENTED WORDS OF VIOLENCE & DEATH. BE CAUTIOUS!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) 23 juillet 2018
«À l'attention du président Rouhani: NE MENACEZ PLUS JAMAIS LES ÉTATS-UNIS OU VOUS SUBIREZ DES CONSÉQUENCES QUE PEU À TRAVERS L'HISTOIRE ONT EU À SUBIR. NOUS NE SOMMES PLUS UN PAYS QUI TOLÈRERA VOS PROPOS DÉMENTS DE VIOLENCE ET DE MORT. SOYEZ PRUDENT!»
Maintenant que Trump a abandonné le PAGC, Rohani et Zarif ne peuvent se permettre de reprendre les pourparlers avec les États-Unis. Ils ont déjà été cloués au pilori à leur droite, et même à leur gauche, pour avoir eu la naïveté de faire confiance à Washington.
Début juin, Khamenei annonçait que l'Iran se préparait à une augmentation massive de sa capacité d'enrichissement, tout en restant dans l'accord «pour le moment». Quelques jours plus tard, lors d'une interview sur la télévision officielle iranienne filmée dans un nouveau site de construction de centrifugeuses, Ali Akbar Salehi, directeur de l'Organisation de l'énergie atomique d'Iran, soulignait que si l'Iran ne recevait pas les avantages minimum attendus, son programme nucléaire repartirait, sans pour autant viser la conception d'armes atomiques.