C’est peut-être le plus bel hommage rendu à cette équipe de France, dont le sacre footballistique soulève une nuée de commentaires élogieux, mais aussi de critiques à travers la planète. Il vient d’un média, The New Yorker, très intellectuel magazine américain, peu habitué à livrer son sentiment sur les joutes du ballon rond. Les mots n’en sont que plus justes.
«Les stars de l’équipe de France sont plus rapides que vous, mais avant cela elles sont aussi plus intelligentes que vous. Elles sont plus mesquines et elles ne tiennent pas compte de votre avis sur ce à quoi devrait ressembler ce sport. Et par-dessus tout, les Bleus sont champions du monde», écrit le média new-yorkais.
Un discours en opposition aux nombreux reproches qui ont fleuri à l’international sur ce style défensif, contre-nature, dénué de charme des Bleus, dont le fil conducteur tout au long du tournoi –sauf lors de ce match explosif face à l’Argentine (4-3)– fut de laisser le ballon à l’adversaire et d’attendre sa première erreur pour le mordre, grâce à la vitesse des attaquants français, Kylian Mbappé en tête. C’est la philosophie du désormais fameux «jeu de transition», qui consiste à se projeter le plus rapidement possible vers le but adverse à la récupération du ballon.
Ce n’est pas le style le plus esthétique du football et il est loin d’être nouveau: José Mourinho, entraîneur à succès la tête du FC Porto, du Real Madrid puis de Chelsea en est depuis longtemps l’un des vils hérauts. Mais lors des dernières Coupes du monde –l’événement à la caisse de résonnance la plus vaste–, ce sont des équipes privilégiant la possession de balle et les séquences offensives faites de passes multiples, l’Espagne puis l’Allemagne, qui l’avaient emporté. Les puristes, forcément un peu jaloux du succès bleu, prennent donc plaisir à critiquer cette équipe de France, gagnante mais «moche».
«La France n’a pas joué au foot»
«Il a semblé y avoir quelque chose de manquant, un petit rien que les Français nomment un “je-ne-sais-quoi”. Il y avait dans leur équipe l’un des deux ou trois meilleurs joueurs du tournoi, qui en était aussi le plus jeune, mais les Bleus ont joué la plupart de leurs matchs à élimination directe comme s’ils étaient des challengers, cédant la balle et l’initiative à leurs adversaires qu’ils auraient peut-être pu dominer dans les grandes largeurs», analysent nos cousins américains de Slate.com.
Une critique sur l’identité défensive de l’équipe de France que l’on retrouve dans la bouche de joueurs et de médias européens. «La France n’a pas joué au foot. Ils avaient leur tactique et il faut les respecter. Ils attendaient une chance de marquer et ils l’ont fait. Ils ont joué chaque match comme cela. Je suis déçu parce que nous avons perdu le match mais nous avons joué un bien meilleur football qu’eux», a déclaré le défenseur croate Dejen Lovren à l’issue de la finale perdue par sa sélection.
«Je ne pense pas que nous avons perdu contre une équipe meilleure que nous, mais qui a bien défendu. Ils ont su stopper nos attaques», a déclaré de son côté Thibaut Courtois, le gardien belge, après le revers des Diables rouges en demi-finale face à la France (1-0). Il a ajouté après le triomphe français face aux Croates: «J’ai éteint la télé à la 94e: je n’avais pas du tout envie de voir la France célébrer sa victoire».
Un sentiment partagé par le journal espagnol El País: «La France a gagné, c’est la seule chose qu’elle a faite dans cette grande finale». Elle a une équipe qui «mérite le titre mais dont le jeu n’a pas séduit les romantiques du football», ajoute le quotidien.
Des Bleus en phase avec leur époque
Des avis négatifs qui omettent une donnée très importante: le vainqueur d’une Coupe du monde confirme souvent la tendance actuelle du football mondial. Sur les terrains russes, toutes les équipes qui sont allées loin dans la compétition n’ont pas adopté un jeu offensif à outrance. Même la Croatie, louée pour son football attractif en finale, a proposé plusieurs purges, notamment pour sortir le Danemark aux tirs au but en huitièmes de finale –au terme d’un match horriblement ennuyant– puis pour éliminer la Russie –une sélection faible dans le jeu– en quarts de finale au cours d’une partie où les Croates ont semblé attendre les prolongations et les buts russes pour se découvrir.
Comme le juge Jorge Valdano, ancien entraîneur de l’Argentine, dans les colonnes du Guardian, cette Coupe du monde a ouvert «une voie du milieu», dans laquelle les équipes performantes n’adoptent pas une stratégie ultra-défensive «en garant un bus devant leur cage» pour reprendre l’expression consacrée, mais en développant un jeu très collectif qui permet de boucher chaque brèche dans son propre camp, tout en étant prêt à bondir vers la surface de réparation adverse grâce à des passes verticales dès la récupération du ballon.
«Des sélections pragmatiques, éclectiques, ont gagné. Ce sont des équipes qui s’ouvrent et se ferment comme un accordéon, grâce aux efforts de chacun. Ces équipes se sentent plus confortables en contre-attaque [...] ce qui en fait un élément crucial de leur jeu», analyse Jorge Valdano.
L’humilité a remplacé l’arrogance française
Les Bleus de Didier Deschamps ne sont donc que des footballeurs de leur époque. Mais plus brillants et talentueux que les autres, dans ce style de jeu moderne.
Surtout, ils ont réussi à séduire le monde par leur cohésion collective, leur sens de l’effort sur le terrain et l’humilité de leurs vedettes, qui ont accepté de moins briller pour servir l’équipe. Trois semaines avant le coup d’envoi de la Coupe du monde, l’entraîneur du Danemark, Age Hareide, avait pointé du doigt la pauvreté du jeu collectif français dans un entretien au média local Jyllands-Posten. «Oui, oui, ils ont du talent, mais ils doivent fonctionner comme une équipe! Or, chacun de ces joueurs va surtout avoir envie de briller sur un plan personnel», avait-il confié. Il s’est trompé sur toute la ligne, même si c’est face à sa sélection que les Bleus ont livré leur pire prestation du Mondial 2018, signant un triste 0-0.
Au pays des Tsars, Antoine Griezmann, la star des Bleus, a accepté de se fondre dans un rôle ingrat où il devait d’abord remiser des ballons à ses partenaires et harceler le porteur de balle dans le camp adverse, plutôt que de faire le spectacle par des dribbles et un positionnement haut sur le terrain. Selon le journal argentin Clarín, c’est «le triomphe du collectif sur les étoiles».
Mais pour mieux juger cette victoire de la modestie sur l’arrogance, il faut se rendre chez nos voisins suisses, qui ne se privent jamais de critiquer l’arrogance de ces Français, toujours trop heureux de gonfler leurs biceps pour imposer la vue de leur talent à la planète. Dans le quotidien francophone Le Temps, l’éditorialiste Richard Werly admet que cette fois, les Bleus ont affiché un visage différent:
«Juger le triomphe de Moscou oblige à se souvenir de ce qui précéda. La France du ballon rond rimait encore, avant l’arrivée de Deschamps, avec guerre des ego et autisme généralisé. Le coach a tout remis à plat, misant sur une nouvelle génération, au risque de l’injustice pour certaines individualités. Disruptée, l’équipe de France s’est transformée [...] Les Bleus de juillet 2018 ont affiché ces qualités dont, vu de Suisse, on reproche tant aux Français de ne pas faire preuve dans la vie quotidienne: modestie, cohésion, compromis et patience.»
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On ne connaît pas encore le dénouement de la série télé Game of Thrones, mais Didier Deschamps semble avoir agi pendant cette Coupe du monde comme un capitaine longtemps caché dans l’ombre des remparts d’une cité imprenable, qui aurait pris soin de dissimuler ses armes de siège les mois précédant l’assaut final. «La tactique de Didier Deschamps semblait être de dire: “Nous pouvons libérer un millier de dragons; nous pouvons réduire le monde en feu. Mais pourquoi devrions-nous le faire?”» résume parfaitement The New Yorker.