Prendre quelques précautions. Éviter de leur donner rendez-vous dans l'un de ces nombreux cafés fréquentés par la diaspora turque de gauche à Paris. Les visages de ces deux fugitifs sont connus, leurs fans nombreux; ils ne passeraient pas inaperçus.
Selma et Inan Altın sont deux figures de Grup Yorum, une formation musicale marxiste révolutionnaire dont les concerts rassemblent des dizaines de milliers de personnes en Turquie. Elle chante, il est batteur et guitariste.
Suspicions d'affiliation avec le DHKP-C
Clandestins depuis octobre 2017, lorsque les autorités turques ont lancé une enquête à l'encontre des musiciens du groupe, ils viennent de débarquer en France et de déposer leur demande d'asile politique.
«Sans qu'aucune décision de justice n'ait été prise, le ministère de l'Intérieur turc a promis une grosse récompense [300.000 livres turques, soit 53.000 euros par tête] à qui permettrait notre capture», explique Inan Altın après avoir commandé un verre d'eau, faute du thé noir à la turque qu'il souhaitait.
«Les personnes recherchées sont réparties en cinq listes, explique Selma Altın. nous sommes inscrits sur la liste grise, au bas de l'échelle, qui comprend des centaines de membres de Daech, de maquisards du PKK et de gulénistes. Le pouvoir cherche ainsi à ce que l'opinion publique fasse l'amalgame entre nous tous, sans distinction.»
Avis de recherche de Selma et Inan Altın | DR
Sur les dix-huit musiciens de Grup Yorum, onze sont actuellement en détention préventive depuis plus d'un an, sans même avoir comparu, un vient d'être relâché et six –dont Selma et Inan, devant moi, femme et mari à la ville– sont fugitifs, recherchés par la police turque.
Grup Yorum est un ensemble musical marxiste révolutionnaire que le gouvernement turc accuse d'être affilié au DHKP-C, le Parti-front révolutionnaire de libération du peuple. Fondé en 1994, le DHKP-C a commis plusieurs opérations d'envergure: attentats, prise d'otage ou enlèvement. Il est d'ailleurs inscrit sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne et des États-Unis.
Grup Yorum réfute tout lien organique avec ce groupuscule armé d'extrême gauche. Quoi qu'il en soit, son succès n'a rien à voir avec l'audience ultra-réduite du DHKP-C. Les concerts du groupe, publics et gratuits, ont rassemblé jusqu'à un million de fans, et ses vingt-trois albums se sont vendus à dix millions d'exemplaires.
«En Turquie, le DHKP-C a une image négative, mais pas Grup Yorum. On fait une grosse différence entre les deux», précise un musicien franco-turc de gauche. «Dans l'esprit des Turcs, et malgré leur scénographie –ils sont habillés en tenue kaki et font des allusions révolutionnaires, les musiciens de Grup Yorum ne représentent pas le DHKP-C», confirme un exilé politique, qui les connait depuis les années 1980.
Revendications en chansons
La Turquie a une longue tradition de culture révolutionnaire, qui remonte jusqu'à l'Empire ottoman. Mais Grup Yorum est la seule formation musicale à avoir atteint un tel succès. Le groupe chante en géorgien, laz, kurde, arabe, italien, espagnol et grec. À côté des choristes en uniforme, béret noir et foulard rouge, il est également arrivé qu'une musicienne voilée se produise.
La marque de fabrique de Grup Yorum est de fusionner les mélodies des bardes anatoliens, la tradition des classes populaires urbanisées et les musiques ethniques avec le rock, le hip-hop et la musique électronique. Puis d'y ajouter des paroles évoquant la guerrilla kurde, dénonçant «l'impérialisme américain», «l'exploitation des travailleurs» ou les catastrophes environnementales, mais également les drames du tremblement de terre de 1999 ou des victimes de l'accident de la mine de charbon de Soma. Grup Yorum s'inspire également de la nueva canción latino américaine. Le tout avec un certain niveau de qualité.
Au début des années 2000, ses musiciens donnent une voix aux dizaines de militants du DHKP-C qui lancent un mouvement de grèves de la faim pour protester contre les nouvelles prisons dites de type F, qui adoptent les normes européennes, instaurent des cellules individuelles et conduisent à l'isolement des détenus.
Ces établissements ultra-modernes mettent un terme à la tradition carcérale communautaire de l'extrême gauche turque, dont les militants regroupés par affiliation politique vivaient ensemble au sein de vastes dortoirs dont ils assuraient la discipline –parfois sans que les gardiens ne puissent y pénétrer.
Les grèves de la faim entamées pour demander la réinstauration des dortoirs seront fatales à près de quatre-vingt détenus ou sympathisants. Grup Yorum leur consacre une chanson-hommage, «Feda».
«Notre mission n'était pas de soutenir l'action de ces grévistes de la faim, mais de faire connaître leurs revendications, d'exposer leur isolement», se souvient Selma Altın. C'est d'ailleurs à cette période, en 2004, que la chanteuse rejoint le groupe auquel Inan appartient depuis 1997.
Étudiante de biologie et chimie, elle trouve dans Yorum «une collectivité qui permet de me battre contre les injustices de manière esthétique et qui développe des chansons populaires, des messages patriotiques et internationalistes».
Potentiel révolutionnaire
Ce sont les premières années au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), auquel une certaine gauche libérale veut donner une chance. Mais ni Selma, ni Inan, ni Grup Yorum n'y croit: «Le parti de Recep Tayyip Erdogan avait fait la promesse de résoudre les injustices et de lever les entraves, mais ce n'était que poudre aux yeux. Dès son accession, il a renforcé ses liens avec l'impérialisme américain, privatisé à outrance, multiplié les bases militaires américaines. Bref, il est arrivé en promettant des libertés, mais il n'a apporté que l'enfer et la ruine dans le pays».
Grup Yorum va pourtant profiter du début de libéralisation pour s'imposer dans le paysage culturel. En 2010, il donne un concert dans le stade Inönü à Beşiktaş, devant 55.000 personnes. La sécurité est assurée par 500 militants; il n'y aura ni mouvement de foule, ni siège détruit, ni vol. La direction du stade les remercie.
L'ensemble gagne en maturité technique. Chaque année, son grand concert public gratuit à Bakırköy, sur la rive européenne d'Istanbul, attire de plus en plus de monde. En 2011, elles et ils auraient été 150.000 à venir les applaudir; le chiffre monte à 350.000 en 2012, 550.000 en 2013 et un million en 2014, après les protestations dites de Gezi.
«Avec la junte militaire de 1980, la jeunesse est devenue apolitisée, elle ne se posait plus de questions. Or il y a toujours un potentiel, un esprit révolutionnaire jusqu'à aujourd'hui, et c'est ce que l'on voit dans nos concerts», prétend Inan Altın.
Selon un musicien franco-turc, «il n'est pas exclu que les concerts de Grup Yorum touchent même des kémalistes [du nom du général vainqueur de la guerre d'indépendance et fondateur de la République turque en 1923], car certains éprouvent une nostalgie révolutionnaire».
Chasse aux musiciens
Devant ces succès, le gouvernement cherche à entraver Grup Yorum et à empêcher la tenue des concerts suivants. Une longue bataille judiciaire s'ensuit. Grup Yorum obtient gain de cause et organise en 2015 cinq représentations à Istanbul, Ankara, Adana, Dersim et Izmir, laquelle rassemble 700.000 personnes.
«Le gouvernement est alors devenu fou, il a lancé la chasse aux musiciens de Yorum», se rappelle Inan Altın. La police fait plusieurs descentes dans le centre culturel du groupe à Okmeydanı, une banlieue contestataire d'Istanbul, et détruit les instruments de musique. Qu'à cela ne tienne, les musiciens conçoivent un morceau avec piano, guitare et flûte endommagés et en tirent un clip.
En 2015, Joan Baez est montée sur scène lors de l'un de leurs concerts à Istanbul. Les membres de Grup Yorum lui ont alors offert une guitare détruite par la police, qu'elle a brandie en guise de soutien.
À plusieurs reprises, les musiciens sont interpellés pour «propagande et appartenance à une organisation illégale». Selma et Inan Altın sont emprisonnés trois mois, de novembre 2016 à mars 2017. Entre deux vagues d'arrestations, ils finissent un album et tentent de poursuivre le tournage d'un film consacré aux gangs mafieux de la drogue en Turquie, malgré les interventions de la police.
À partir d'octobre 2017, alors qu'une enquête est en cours contre eux –sans, disent-ils, qu'ils en connaissent la teneur, ils basculent dans la clandestinité, passent de planque en planque, avant de quitter définitivement la Turquie en février 2018.
Alors que l'on débat en France sur la définition –dictature ou non– du régime d'Erdogan, Inan Altın parle d'un «régime fasciste, ce qui n'est pas nouveau en Turquie. Mais l'AKP a institutionnalisé ce fascisme: il a utilisé la religion comme paravent, décrété l'etat d'urgence pour empêcher les grèves et s'est soumis aux traités internationaux. Seulement, il y a une tradition démocratique forte et puissante, avec un certain nombre d'acquis que l'AKP essaie de raboter en taxant les mouvements sociaux de terroristes».
Selma et Inan Altın attablés à la terrasse d'un café parisien, juillet 2018. | Ariane Bonzon
Pourquoi avoir choisi –si ce sont eux qui l'ont décidé– la France pour demander l'asile politique? «Nous avions donné plusieurs concerts en France. C'est un pays dans lequel nous devrions pouvoir poursuivre notre activité. On y a des amis. Le combat sera un peu différent, mais nous restons des artistes du peuple. Rappelez-vous que Grup Yorum renaît toujours de ses cendres, comme le phénix.»
De notre café se devine tout proche le long mur du cimetière du Père Lachaise, où reposent deux des plus fameux –et des moins décriés– exilés communistes turques en France: le chanteur Ahmet Kaya et le cinéaste Yılmaz Güney. «Ce qu'ils ont vécu, conclut le couple, nous le vivons aujourd'hui.»