On a une impression de déjà-vu, d’une habitude subtilement répétée été après été, d’une vieille rengaine qui revient inlassablement: «un Français dans l’échappée», «le combatif du jour», «déjà cent kilomètres parcourus par les quatre coureurs de tête».
C’est quotidien en juillet, pour peu que l’on regarde le Tour de France, cette course mondialement connue. On passe ses après-midis à applaudir et à acclamer ces courageux baroudeurs, partis dans une échappée ambitieuse devant un peloton dessoudé, pour finalement assister neuf fois sur dix à une victoire au sprint.
Chavanel, un cas d'école
Encore sur cette 105e édition, Sylvain Chavanel, le très expérimenté coureur de l’équipe Direct Énergie, a passé la majorité de la deuxième étape de la Grande Boucle seul, avant de se faire rattraper à treize kilomètres de l’arrivée par le peloton et de laisser le champion du monde Peter Sagan remporter la course et s’accaparer le maillot jaune.
Le doyen du Tour est resté plus de 150 kilomètres tout seul, mais a été repris et a terminé l'étape dans l’anonymat du classement général.
Alors pourquoi une telle motivation, un tel acharnement à rester devant et à résister aux attaques du peloton? Qu’est-ce qui peut expliquer cet entêtement et cette obstination, quand les chances de victoire sur une étape de plat sont très minces?
Dans son livre Histoire du tour de France, le sociologue et démographe Jean-Baptiste Mignot, spécialiste de l’analyse quantitative, reconnaît que depuis une vingtaine d’années, avec les améliorations techniques et physiques, mais aussi à travers la modernisation des moyens de communication et les objectifs de course, les chances de succès sur une échappée sont presque inexistantes: «Les échappées victorieuses, c’est comme les révolutions, ça n’arrive (presque) jamais».
La visibilité avant la victoire
Certes, on peut considérer qu’une échappée a différentes finalités, avant celle du résultat final: elle peut permettre aux coureurs de fatiguer le peloton et d’éliminer un concurrent gênant, de s’extraire du groupe à quelques kilomètres d’un sprint intermédiaire afin de glaner des points importants au classement, ou encore d’optimiser la visibilité de l’équipe, source de bonification économique.
On peut imaginer que c'est ce dernier point qui a motivé Sylvain Chavanel lors de la deuxième étape.
Bon anniversaire #jrbernaudeau merci pour tous ces encouragements . Les vendéens au top @DepVendee @TeamDEN_fr @WilierTriestina que du bonheur aujourd’hui un régal pic.twitter.com/jpc4fObO6e
— Sylvain Chavanel (@chava_sylvain) 8 juillet 2018
Le Tour est en effet l’un des événements sportifs les plus médiatisés au monde: il regrouperait un milliard de téléspectateurs chaque année, dont 3,8 millions rien qu’en France.
Avoir un coureur sur une échappée est un gain presque gratuit pour une équipe, sa marque et ses sponsors –dûment affichés sur les maillots des cyclistes. C’est la chance de voir se répéter une bonne quinzaine de fois dans la journée «Sylvain Chavanel, de l’équipe Direct Énergie».
À l’heure des coûts publicitaires et marketing pharamineux et face aux difficultés d’exister dans un monde en perpétuelle concurrence, la stratégie d’une échappée a un bénéfice certain, pour un coût mesuré. On pousse son coureur à s’extraire du peloton et à résister au moins trois heures. Même s’il n’y a pas de victoire au bout, le sponsor sera suffisamment apparu pour rentabiliser le supplice.
Biais psychologique
Mais pourquoi partir du principe que l’échappée ne fonctionnera pas et n’ira pas au bout? D’après Jean-Baptiste Mignot, c’est avant tout pour une raison psychologique: une défaillance de collaboration entre les participants, résultant d’une «trop grande perception individuelle».
L’idée est simple: sur une échappée, constituée le plus souvent de deux à cinq coureurs, le but de chacun est de remporter la course –ou de soutenir la visibilité de son équipe. Pour cela, il faut évidemment maximiser ses performances et être meilleur que les autres. Le souci, c’est que tous les coureurs échappés se disent la même chose, et que personne ne collabore ou n’agit en fonction du groupe. Dans ce cas de figure, l’échappée constituée ne favorise pas son avance, n’optimise pas sa course et voit inexorablement le peloton bien organisé la rattraper.
Ce biais d’interaction fait référence au célèbre dilemme du prisonnier, où l’intérêt collectif, issu de la collaboration et de l’entente, est supérieur à la somme des intérêts particuliers. Comme dans une classe où chaque élève veut terminer premier, devant ses camarades, et refusera de partager ses cours ou d’organiser des sessions de révision, chaque cycliste veut gagner, monter sur le podium et s’accaparer la gloire. Personne n’aidera autrui, ne fera le lièvre ni ne tirera le groupe vers le haut.
Sans solidarité, l’union fonctionne mal et ne peut pas espérer aller bien loin: la désunion règne entre les élèves de la classe et personne n’arrive à combler ses points faibles, les coureurs de l’échappée brisent la dynamique et se font reprendre par le peloton.
Déroulé d'étape prévisible
Finalement, comme le dit Jean-Baptiste Mignot, «à trop vouloir gagner, tout le monde y perd». «Quoi que fasse votre adversaire, vous avez intérêt à rester dans sa roue. Et comme il en va de même pour lui, votre échappée ne cesse de ralentir, jusqu’à ce que vous soyez tous deux rattrapés. C’est notamment pour cela […] que la plupart des échappées échouent et que les coureurs hésitent à attaquer.»
Sauf qu'avec ce phénomène, le Tour de France –et toutes les autres courses de cyclisme– deviendraient «pénibles à regarder»: plus aucune tension, plus aucun suspense, et guère de challenge et de compétition.
En somme, on saurait d’avance qu’une échappée n’ira pas au bout et on aurait juste à attendre l’arrivée au sprint; les seules étapes dignes d'intérêt resteraient celles de montagne –ce qui renforcerait inévitablement les suspicions de dopage. Car comment peut-on aller aussi vite sur des pentes à quinze degrés, hein?