Culture / Sports

Cinéma: folies de «Zama», de «L’Empire de la perfection» et de «Paranoïa»

Temps de lecture : 8 min

Le songe exotique d'un conquistador perdu, les noces fécondes du tennis, du cinéma et du génie égotiste, le délire de persécution, la possessivité maladive et la perversité du système de santé américain offrent trois propositions mémorables.

Une image de Zama, le film hypnotique de Lucrecia Martel. | Shellac
Une image de Zama, le film hypnotique de Lucrecia Martel. | Shellac

À nouveau une semaine riche en belles propositions de cinéma, avec la sortie ce 11 juillet de trois films aussi mémorables que divers. S’ils ont malgré tout un point commun, c’est d’appartenir chacun à un genre cinématographique –respectivement la reconstitution historique, le documentaire sportif et le film d’horreur psychologique– et de subvertir les lois du genre concerné.

L’opération, si elle n’est pas neuve par elle-même, est particulièrement digne d’intérêt en ces temps de médiocrité régressive, où on finira bien par constater la relation entre les éloges appuyés des conventions, de la série (principe de base de l’industrie), du nanar pour ado crétin et fier de l’être, et la prolifération actuelle des diverses formes de populisme et de fascisme.

Si nombre des plus grands films de l’histoire du cinéma sont des films de genre, la glorification du genre, de la formule, du système codé de références d’emblée partagé n’en est pas moins un carcan mental confortable, vécu comme protecteur au même titre que la tradition et les frontières.

Aux antipodes de cette servitude volontaire, et au-delà de leurs qualités intrinsèques, leur manière de déplacer ou de miner de l'intérieur les règles des genres dont ils relèvent fait la valeur stimulante de ces trois œuvres.

Zama, au cœur des ténèbres

Zama est le quatrième film d’une grande cinéaste, fleuron de cette Nouvelle Vague argentine qui a ravivé les écrans mondiaux au début du XXIe siècle. On connaissait Lucrecia Martel pour des œuvres aux confins du rêve éveillé, manière très personnelle d’interroger l’inscription dans le monde réel des personnes et des groupes à partir du point de vue d’un personnage féminin.

Neuf ans après La Femme sans tête, elle réapparait avec un film (apparemment) très différent: un récit historique, adapté du roman éponyme d’Antonio Di Benedetto.

Au XVIIIe siècle, dans une colonie espagnole d’Amérique du Sud, un noble désargenté attend sans fin la lettre du vice-roi qui lui permettra de rentrer en Espagne où l’attend sa famille. Lorsqu’on le découvre, planté face à la mer, on se demande s’il est une figure historique ou un acteur déguisé. Dans le tourbillon qui va suivre, la question ne disparaitra jamais entièrement.

Aristocratie coloniale arrogante et en voie de décomposition, bandits plus ou moins mythiques, esclaves détenteurs de forces obscures, indigènes aux mœurs étranges, animaux et plantes exotiques défiant les règles et la vraisemblance peuplent ce récit aux franges du fantastique.

Diego de Zama (Daniel Gimenez Cacho), juge injuste, aventurier sans panache, exilé sans retour. | Shellac

Moins héros d’un récit d’aventure que point de croisement des violences, des appétits, des préjugés et des angoisses de son milieu, le juge Don Diego de Zama est une figure à la fois dérisoire et inquiétante.

C’est que dans ses intérieurs sombres des lieux de pouvoir, face à cet horizon maritime désespérément vide ou dans la jungle hantée de présences inquiétantes, Lucrecia Martel ne filme jamais ce que laisse prévoir le cadre narratif.

Dans des plans-tableaux d’une étrange beauté, entre chromos coloniaux et imagerie du Douanier Rousseau, mais où palpite une sorte d’ironie navrée, Zama le film accompagne Zama le personnage, entre poses avantageuses jusqu’au ridicule et sensualité malsaine.

Le film invente constamment à partir d’images connues, des situations clichés, chez les puissants que courtise Zama, chez les malheureux soumis à son pouvoir, dans ses émotions d’éternel rêveur d’un départ qui toujours se dérobe, ou à la poursuite d’introuvables malandrins. Il déroute et fascine, pendant la projection, et peut-être plus encore après.

Un film puisé au creux des rêves et des cauchemars de ses personnages. | Shellac

Qu’avons-nous vu? Qu’avons-nous cru voir, qu’avons-nous cru comprendre? Jeu singulier, rébus mental nourri d’images somptueuses, d’hallucinations, de cruauté, d’un intense réseau de sollicitations sonores où se mêlent cris d’animaux et musiques artificielles, dont l’intrigante gamme de Shepard.

Zama est de ces films qui laissent une empreinte qui ne va qu’en s’approfondissant. La folie coloniale, la fascination et la terreur de l’étrangeté, du différent, la dissolution d’un corps et d’une âme dans un monde pour lequel ils n’étaient pas faits, l’ont traversé comme un fleuve souterrain et sauvage.

L’Empire de la perfection, héroïque fiction du réel

C’est comme un conte. Il était une fois un artiste photographe spécialiste du tennis, directeur technique de l’équipe de France à partir des années 1960, qui eut la révélation des pouvoirs du cinéma.

Gil de Kermadec commença par tourner des petits films de démonstration des gestes de base de ce sport. Et puis, à peu près au moment où la Nouvelle Vague faisait la même chose en échappant aux carcans du studio et de l’illustration du scénario, il eut l’idée de filmer méthodiquement ce que faisaient vraiment les grands joueurs sur le terrain –son terrain, Roland-Garros.

Il était une fois un sale gosse new-yorkais avec un ego gros comme l’Empire State Building et le talent de transformer son orgueil en gestes, en regards, en changements de rythme comme personne n’avait jamais fait sur un court de tennis.

Quand il voit John McEnroe, Kermadec se consacre uniquement à lui, sur la terre battue parisienne. Il tourne plus de vingt heures de film en 1984-85, quand McEnroe est au sommet de sa forme et de sa gloire (et du classement ATP). Il ne filme pas les matchs, il filme un joueur, un champion, un personnage.

John McEnroe filmé par Gil de Kermadec à Roland-Garros en 1984. | UFO

Et il était une fois un jeune homme passionné à la fois de cinéma et de sport, auquel on devait déjà Regards neufs sur Olympia, remarquable film-enquête sur Olympia 52, le premier film de Chris Marker. Découvrant les séquences tournées par Gil de Kermandec sur McEnroe à la cinémathèque de l’Insep, Julien Faraut en conçoit cet Empire de la perfection, qui est ce qu’il a l’air d’être, un film de montage à partir d’archives filmées sur un grand tennisman. Et bien davantage.

Avec le renfort des textes de Serge Daney, critique de cinéma qui écrivit beaucoup sur le tennis et en particulier sur McEnroe dans les colonnes de Libération, et de la voix de l’acteur subtil et joueur qu’est Mathieu Amalric, Faraut compose un voyage à la fois rigoureux et fantaisiste.

L’intelligence du jeu de tennis et l’intelligence des puissances du cinéma à comprendre grâce aux regards, aux corps en mouvement, au sens du cadre, se livrent à des échanges gagnants.

McEnroe, entre L'Équipe et L'Illiade. | UFO

Ils dépassent tout ce qu’il y a de pourtant impressionnant à observer chez McEnroe, côté gestuelle comme côté mental, pour déployer une perception active, à la fois intense et mystérieuse, des forces qui interfèrent pour produire du récit (comme dirait Daney: «La terre battue engendre de la fiction»), de l’émotion, de la fascination, des formes inédites de savoir.

Tout au bout, le match contre Lendl devient alors un combat mythologique, où chaque service est un symbole, chaque passing-shot un chant, un cri ou une prière.

Trisophrénie de Paranoïa

Avec le film de Steven Soderbergh, il semble qu’on se trouve en terrain mieux balisé. Une jeune femme se dit persécutée par son ancien amoureux, a des comportements vaguement étranges, cherche un soutien dans une institution où elle se retrouve internée. Parmi les soignants, elle découvre son soupirant…

Paranoïa aligne des scènes et des situations qui ressemblent à ce qu’on a vu cinquante fois dans des films d’angoisse. Mais il le fait mieux, c’est-à-dire de façon plus élégante, plus convaincante, plus stylée que l’immense majorité de ces cinquante autres occurrences.

Pour une raison toute simple: Steven Soderbergh, quand il s’en donne la peine –souvent, pas toujours– est un excellent cinéaste. Avec ici une dette reconnue envers Alfred Hitchcock, il agence des séquences une à une convaincantes, et dont l’enchaînement suscite d’autres questions, d’autres inquiétudes, d’autres doutes que ce qui a été montré et raconté.

Le film réussit de la sorte un rare tour de force: courir, avec succès, trois lièvres à la fois. Il est en effet un thriller psychologique tournant autour d’un personnage principal à la santé mentale instable, un film d’horreur inscrit dans un environnement réaliste, et un film de dénonciation d’une des nombreuses plaies de la société américaine en général, et de son système de santé en particulier, sous le signe de la recherche effrénée du profit.

Sawyer (Claire Foy) dans le piège de l'institution, ou de ses propres angoisses? | 20th Century Fox

Soderbergh empile donc ses casquettes de réalisateur de Bubble, d’Erin Brockovitch et d’Effets secondaires, exercice difficile. Paranoïa, film trisophrène, met ainsi en scène d’un même élan, sans reprendre son souffle, trois récits entrelacés.

Il montre la manière dont des cliniques mettent le grappin sur des personnes en situation de faiblesse pour pomper toutes les ressources de leur couverture sociale. Il raconte la possessivité maladive d’un homme enfermé dans un labyrinthe mortel de miroirs lui renvoyant de terrifiantes images de lui-même. Et il rend visibles les ressorts familiaux et professionnels qui, au lieu d’aider une jeune femme confrontée à un problème, l’enfoncent dans un vertige fatal.

Soderbergh, virtuose de la composition des plans. | 20th Century Fox

Il y a souvent dans les films de Steven Soderbergh une sorte de jubilation à la composition d’un plan, à l’accompagnement par le cinéma d’une situation dramatique –on peut soupçonner par exemple le très réussi Magic Mike d’y avoir trouvé sa principale raison d’être. Et il y a, souvent, la volonté de pointer certains des nombreux dysfonctionnements de la société états-unienne.

Qu’il en réussisse ici la fusion (un peu comme il mêlait western, film de braquage et dénonciation du système bancaire dans Logan Lucky) tient sans doute en partie au parti pris de tout tourner (ou presque) avec un téléphone portable.

Si les conséquences en termes techniques sont difficilement repérables pour un œil non averti, la fusion des différents enjeux narratifs est renforcée par le cousinage de l'aspect visuel du film avec les images des mobiles de tout un chacun. La légèreté de la fabrication devient ainsi une sorte de potion magique pour activer les ressources d’un genre sans s’y laisser enfermer.

Zama

de Lucrecia Martel, avec Daniel Gimenez Cacho, Lola Dueñas, Juan Minujin, Matheus Nachtergaele

Séances

Durée: 1h55. Sortie: 11 juillet 2018



L'Empire de la perfection

de Julien Faraut

Séances

Durée: 1h30. Sortie: 11 juillet 2018



Paranoïa

de Steven Soderbergh, avec Claire Foy, Joshua Leonard, Amy Irving, Jay Pharoah, Juno Temple

Séances

Durée: 1h38. Sortie: 11 juillet 2018


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