Claude Lanzmann était un monument. Au sens, à mes yeux, où Victor Hugo était un monument national. Bien sûr, par l’ampleur de son œuvre et le caractère essentiel de Shoah, sur lesquels revient Jean-Michel Frodon. Monumental aussi par son caractère, par cette exigence absolue de liberté qu’il a, plus que d’autres, incarnée. Par la part prise, notamment à travers la revue Temps moderne, à la vie intellectuelle du pays. Et par la confiance inébranlable qu’il avait dans le destin de l’humanité comme dans celui du peuple juif.
Je voulais simplement, pour saluer son départ, en souhaitant qu’un jour il vienne à l’esprit du président de la République que sa place doit être au Panthéon, apporter deux modestes témoignages ou plutôt deux souvenirs parmi d’autres.
À ma demande, et grâce à son aide et sa parfaite connaissance des responsables d’Israël, nous avions rencontré longuement Ariel Sharon. Ce fut l’occasion, guidés par celui qui était alors le Premier ministre israélien, de passer un long moment dans les lieux qui virent la naissance de l'État d’Israël, le bureau de Ben Gourion, la table du tout premier conseil des ministres, etc.. Mais, surtout ce jour-là, en réponse à nos questions, Ariel Sharon nous livra sa conception de la paix avec la Palestine. Fidèle en cela à la doctrine, si contestée aujourd’hui, des Territoires en échange de la paix. Bien sûr, son souhait était de garder en Cisjordanie quelques places fortes. Mais il voulait avancer résolument, ce qui nous laissa penser qu’il aurait pu être un de Gaulle israélien. N’était-ce pas, en France, le chef du parti colonial qui mit fin à la guerre de l’Algérie…
Un détail ne pouvait guère tromper. À la question posée de savoir comment il comptait engager la discussion avec Mahmoud Abbas, Ariel Sharon nous répondit en substance: «Mais je lui parle tous les matins! Je commence ma journée avec un échange au téléphone avec Abbas». Nous avions tiré de ce moment un entretien paru dans Le Monde. Ce fut d’ailleurs le dernier entretien stratégique livré par Sharon avant d’être atteint par l’accident vasculaire cérébral qui devait l’emporter. Le simplicité et la franchise avec laquelle Ariel Sharon nous avait répondu était dues, bien sûr pour l’essentiel, à la présence à la fois amicale et exigeante de Claude Lanzmann.
L’autre souvenir a trait à des discussions que nous avions sur la persistance et la montée de l'antisémitisme, notamment dans certaines banlieues, et sur la difficulté qu’il y avait pour nombre de professeurs à aborder ne fut-ce que l’Holocauste.
Claude Lanzmann avait obtenu du ministère de l’Éducation nationale que ce dernier édite, à l’intention des lycées, une version courte et pédagogique de Shoah. Loin d’être abattu par ce constat tragique de l’impossibilité d’enseigner dans certains quartiers, Claude Lanzmann avait pris son bâton de pèlerin et fait un tour de France d’où il avait tiré l’idée qu’il fallait aller aux devants de ces jeunes réfractaires à tout récit sur la Shoah. ll en revenait regonflé, confiant et, comme d’habitude, apte à prendre les problèmes à bras le corps. C’est cette confiance-là que je garderai aussi en mémoire de Claude Lanzmann.
Un conseil: lisez toutes affaires cessante Le lièvre de Patagonie et vous serez emportés par le tourbillon de sa vie.