Comme un aimant, le lac artificiel et ses rives attirent celles et ceux qui ne sont pas en vacances. Tout l’été, des milliers de gens affluent dans cette base de loisir, à Cergy-Pontoise, au bout du RER et d’une navette de bus (comme dans plusieurs autres à proximité de Paris et des grandes agglomérations). Se baigner, se montrer, rencontrer, séduire peut-être. Rêver sûrement.
Cette relation au rêve, à l'imaginaire, c’est le sens du titre romanesque donné par Guillaume Brac à ce documentaire né d’une fiction. Le réalisateur tournait sur place une des parties de son Contes de juillet, qui sortira le 25 juillet.
En marge de «sa» fiction, il a vu mille autres fictions pointer le bout de leur nez. Celles que vivent, imaginent, espèrent les usagers du parc –«usagers» désignant ici aussi bien celles et ceux qui y travaillent que celles et ceux qui en sont les clientes et clients, ou qui resquillent pour essayer de ne pas payer le droit d’entrée.
Une rivière à traverser en cachette, un beau garçon qui initie à un sport aquatique, un coin ombragé sous les arbres à l’abri des regards, un lieu de retrouvailles paisibles pour une famille qui a échappé à une tragédie désormais lointaine, le souvenir à demi effacé d’une aventure érotique sous d’autres latitudes ravivé par la torpeur et le calme...
Ce sont dix et cent fragments de vie, tout à fait réels mais marqués au coin de désirs, de fantasmes, de petits miroirs romanesques que chacun ou chacune transporte avec lui ou elle, parfois de manière très conventionnelle, parfois de façon très originale.
Les jeux et les corps au bord de l'eau. | Les Films du Losange
On songe au travail de Claire Simon, qui elle aussi avait associé une fiction et un documentaire inspirés par le même lieu, la Gare du Nord, et qui surtout avait déjà tourné un film dans un lieu de loisirs ouvert aux imaginaires, Le Bois dont les rêves sont faits, au Bois de Vincennes. Et on songe à un autre documentaire consacré à un lieu de loisirs collectif, Disneyland mon vieux pays natal d’Arnaud Des Pallières.
Mais Brac n’a pas de thèse à énoncer, contrairement à la dénonciation de ce dernier. Et à la différence de Claire Simon, il cherche moins les cas inhabituels qu’il détecte et capte la dimension poétique, sensuelle, joueuse, angoissée qui, au sein de la banalité, se niche chez ces personnes –surtout des jeunes mais pas seulement, surtout «des cités» mais pas seulement.
Il écoute et s’amuse des jeux de langage, se plaÎt à retrouver des schémas, des «types» dans les gestuelles, les formules. Ne craint pas de faire rejouer des situations forcément pas prises sur le vif, et dont l’authenticité n’est pas moindre.
Ni ironie, ni sociologie
Aucune ironie dans le regard du réalisateur, aucune velléité non plus de faire de la sociologie à tout prix. Son film est plutôt comme un carnet de croquis assemblés au cours de promenades au bord de l’eau –même si on se doute que la réalisation du film a dû demander bien plus de méthode.
Dans ce parc où beaucoup viennent chercher quelques heures de «liberté», liberté entourée de grilles, tarifée et formatée, le film prend acte de ce qui se répète et de ce qui s’invente, même de manière minimale.
Les codes de la séduction, les modes d'existence de la loi, les usages de la transgression et de l'apparence, la convergence du travail et du loisir au sein du même système global. C'est là, mais sans insister –et d'autant plus perceptible.
Joelson et Michael, les deux frères face à la liste des interdits en vigueur sur l'île enchantée. | Les Films du Losange
Et si cette découverte de L’Île au trésor paraît à la fois se dérouler du début à la fin d’une journée et du début à la fin de l’été, c’est par un enchaînement fluide de moments, souvent drôles, inattendus, parfois très touchants, comme ce cheminement sans enjeu apparent aux côtés de deux garçons, grand et petit frère qui semblent les protagonistes d’une histoire dont on ne capterait qu’un fragment. Leur vie tout entière semble une possible aventure.
Révélé par des courts métrages qui manifestaient une sensibilité comparable (aujourd’hui accessibles sur le site de l’excellent magazine en ligne Brefcinéma), Guillaume Brac compose ainsi une évocation à la fois réaliste et sensible d’un certain état du social.
Écouter, regarder, comprendre
Sans aucun prétention scientifique, et encore moins généralisatrice, la succession des scènes, situations, comportements que montre L’Île au trésor suggère plutôt qu’affirme ce qui fait appartenance, ce qui distingue, ce qui fait rêver ou agir beaucoup de nos contemporains dans cette partie du monde.
Multiplicité, diversité et conformisme sont dans le même bain. | Les Films du Losange
Le dialogue tricotant légalisme, faconde et complicité entre des ados qui ont essayé de pénétrer dans le parc et les gardiens, la détermination sans appel de jeunes gens à sauter d’un pont d’où c’est interdit, le langage de la drague, les multiples et si peu divers accoutrements des baigneurs, les réponses tactiques des responsables de la base de loisirs aux problèmes de météo, la manière de défier un copain de se risquer en haut de la colonne d’eau du flyboard sont autant de touches d’autant plus justes qu’elles ne prétendent nullement démontrer, ou être «représentatives».
Les Films du Losange
La subjectivité assumée du tournage et du montage, renforcée par la présence délicate des musiques du compositeur qui travaille d’ordinaire avec Hong Sang-soo (tout un programme de finesse décalée), produit un effet paradoxal de validité de témoignages qui ne se donnent jamais comme la preuve de quoi que ce soit.
Mesure sensible de l’inchiffrable, du non-statistique, L’Île au trésor du même geste libère celles et ceux qu’il filme de toute assignation à une fonction, et libère le cinéma de tout protocole imposé.
Mais c’est pour mieux écouter, regarder, comprendre. L’exploration de cette île enchantée donne ainsi envie d’inventer un contraire à la formule «lourd de sens»: un film «léger de sens»? Oui.