Il y a deux semaines, Slate publiait un article sur les fansubbers, ces auteurs amateurs («pirates», diront certains) ruinant volontiers leur cycle de sommeil pour «offrir» des sous-titres aux consommateurs de séries téléchargées. Une pratique étonnante qui méritait qu'on s'y intéresse, mais qui cache de plus en plus souvent les difficultés que rencontrent les professionnels. Face méconnue du métier de traducteur —on parle bien plus volontiers de ceux qui rendent accessibles les romans, qui sont parfois les mêmes— l'adaptation d'œuvres télévisuelles souffre en effet depuis quelques années d'une perte de moyens et d'une désorganisation qui menacent la qualité du sous-titrage.
Auteurs, traducteurs, adaptateurs
Ne dites pas «sous-titreur», mais auteurs, traducteurs ou adaptateurs (les trois mots leur conviennent) — «le sous-titrage, c'est la fabrication des sous-titres, la partie technique de la chose, explique Sylvestre, 38 ans, auteur depuis près de dix ans. Nous sommes en charge de la partie littéraire du métier. Nous adaptons des œuvres de l'esprit, donc notre travail est aussi une œuvre de l'esprit. » En France, ils sont un peu moins de 400, dont plus de 150 regroupés depuis 2006 dans l'ATAA (Association des Traducteurs Adaptateurs de l'Audiovisuel). Tous sont indépendants - «un traducteur audiovisuel salarié, ça n'existe pas. Nous sommes tous rémunérés en droits d'auteurs, sans chômage, sans congés payés», explique Sylvestre — et rouages d'un système simple: leurs travaux leurs sont commandés par des «labos», entreprises chargées par les chaînes de télévision ou les distributeurs de DVD de faire sous-titrer leurs œuvres.
Un traducteur ne sera jamais —sauf exception— en contact direct avec son «client» (la télévision ou les éditeurs de DVD, donc), contrairement au cinéma, où les distributeurs vont jusqu'à contrôler en personne la qualité des sous-titres. Pour les séries, tout passe par les labos. Or, s'agace un autre membre de l'ATAA, «les labos n'y connaissent rien en traduction. C'est un peu comme si un éditeur demandait à son imprimeur de s'occuper de la traduction d'un roman... Les labos sont des techniciens. Vous avez beau leur dire que vous faites un métier littéraire, que vous avez besoin de temps, ce n'est pas leur problème. Ce qui compte pour eux, c'est le coût, point.»
Un récent rapport de l'ATAA dénonce une baisse des tarifs de 60 % depuis les années 80. «Les chaînes font de plus en plus de sous-titres, notamment pour la version multilingue, donc elles augmentent la pression sur les labos, qui sont bien obligés de répercuter ces restriction budgétaires sur les auteurs, admet David Frilley, directeur adjoint de Titra Films, un des principaux labos français. Il y a quinze ans, seule Canal+ faisait du sous-titrage. Aujourd'hui, toutes les chaînes s'y mettent, donc le volume augmente, les tarifs baissent, il faut raccourcir le temps de travail, etc.»
Puisque nous avions détaillé les méthodes de travail des fansubbers, pour vous permettre de comparer, voici celles des professionnels: «Il faut une semaine par épisode, mais on a souvent moins. Sur un épisode, on travaille seul, mais une saison demande de deux à quatre auteurs, qui vont se relire entre eux. Nous recevons d'abord un fichier vidéo de la série, et un repérage —un marquage temporel des points d'entrée et de sortie des sous-titres. Il arrive que nous devions faire nous-mêmes ce repérage. Ensuite, on utilise un logiciel qui lit le repérage et nous donne les cases à remplir, les espaces pour les sous-titres. La véritable traduction peut alors commencer, à l'aide du script original et des images en V.O. Notre but, c'est de donner l'impression que la série a été écrite en français. On adapte donc l'épisode, puis on va au labo faire la «simulation», un visionnage avec une autre personne, pour faire les dernières retouches.»
Erreurs
Le grand public et les fansubbers contestent la qualité des sous-titres des DVD de séries? Les auteurs eux-mêmes le reconnaissent, «avec des délais serrés, il faut foncer, explique Eva, 37 ans, dix ans de métier. On n'a pas fini le premier épisode qu'on est déjà penché sur le second. Du coup, on peut laisser passer des erreurs...» Pour souligner le mauvais traitement réservé à la vidéo (et donc à tous les DVD de séries), ils insistent sur les écarts de considération entre les sous-titres de cinéma (en salle) et ceux du reste de la production. «Pour un film de 90 minutes, on peut avoir jusqu'à un mois et demi, pour un épisode de série de 45 minutes, une semaine au mieux, poursuit Eva. Un sous-titre de cinéma nous sera payé jusqu'à près de 4 euros, un sous-titre de DVD de séries peut descendre jusqu'à 50 centimes...» Il faut faire de plus en plus vite... donc de moins en moins bien. Il faudra même rapidement, selon David Frilley «se diriger vers un élargissement des compétences des auteurs, qui vont devoir devenir des techniciens et non plus seulement écrire les sous-titres, mais les mettre en forme.»
Et les fansubbers dans tout ça? Face à cette crise, sont-ils un danger, un poids supplémentaire pour les auteurs et pour ceux qui les embauchent? «Les fansubbers donnent l'impression que n'importe qui peut faire notre boulot, et du coup incitent, indirectement, nos employeurs à dévaluer notre travail», dénonce Sylvestre. «A la base, le fansubbing servait à faire des sous-titres pour des œuvres inaccessibles, type manga japonais. Aujourd'hui, ils servent pour des séries qui seront par la suite diffusées et disponibles en DVD », poursuit Chloé, 32 ans, neuf ans de traduction audiovisuelle.
Beaux joueurs, capables de reconnaître leurs erreurs —certes provoquées par un manque de temps et de moyens— les pros admettent aussi que leurs «concurrents pirates» savent faire du bon boulot... à leur manière. «Les fansubbers sont des fans, ils aiment les séries qu'ils sous-titres. Ils y mettent tout leur cœur et du coup ils font régulièrement du travail de qualité», commence Eva, avant de préciser, «nous sommes plus pros, moins passionnés sans doute par les séries sur lesquelles nous travaillons, mais nous avons une expérience, un savoir-faire, une connaissance de la langue plus précise.» «Nos sous-titres ne sont pas forcément meilleurs parce qu'on est des pros; il y a aussi de mauvais pros, poursuit Chloé. En revanche, auteur de sous-titres, c'est un métier. Il ne faut pas confondre notre travail avec celui des fansubbers. Comme journaliste et bloggeur. Ce n'est pas pareil.» «Les fansubbers ne sont pas un danger économique pour nous, conclut David Frilley, mais on ne peut pas se déclarer auteur de sous-titres sans avoir appris les règles du métier. La plupart des pros ont un bac +5 suivit d'un apprentissage. Les fansubbers prêchent très bien en faveur des sous-titres, mais leur travail n'est pas une vraie adaptation de qualité, c'est une traduction littérale.»
Fansubbers ou pas fansubbers, l'évolution de la télévision, l'explosion des versions multilingues (la VM) et de la VOD (Vidéo à la demande), en faisant chuter les moyens consacrés au sous-titrage, menacent l'avenir de la profession, répètent infatigablement les auteurs professionnels. «Nous sommes la première victime de cette crise, la soupape de sécurité», regrette Sylvestre. «Tous les métiers de la traduction sont menacés, parce que c'est une activité de moins en moins prise au sérieux. Nos interlocuteurs se foutent de la qualité de notre travail, et au final, c'est le public qui trinque», renchérit Chloé, fataliste, avant de lâcher, sur une demi note d'espoir, «c'est pire dans le reste de l'Europe, où la grande majorité des gens qui travaillent dans le sous-titrage ne peuvent plus en vivre, où c'est presque devenu un job d'étudiant... La France fait office de village d'irrésistibles, grâce à la fameuse exception culturelle et à notre amour de la langue...» Pour combien de temps? Pas longtemps, si on en croit les auteurs.
Pierre Langlais
Image de une: Desperate Housewives, DR. ABC.
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