Les écrivains sont en colère et le font savoir: pétitions, tribunes, manifestations, autant de signes d'exaspération et de colère d'une profession dont tout le monde se fout royalement et qui continue à creuser sa tombe dans l'indifférence la plus générale. Il faut le savoir, un écrivain de nos jours qui entendrait vivre de son art crève généralement de faim. Payé au lance-pierre, bien souvent sans protection sociale digne de son nom, sans droit à la retraite, sans filet auquel se raccrocher, il vit dans une misère crasse et jongle avec des finances plus qu'incertaines pour boucler ses fins de mois.
La vie d'écrivain n'a jamais été de tout repos; elle est désormais devenue impossible. On ne compte plus les chats d'écrivain qui errent dans des chambres de bonnes insalubres à la recherche d'une miette de croquette et, malingres, se laissent mourir sous le regard désolé de leurs maîtres qui n'ont à leur offrir que leur cœur en bandoulière. Un cœur malade et fatigué, épuisé de vivre une existence faite de privations et de renoncements. De nuits blêmes et de petits matins chagrins quand il faut affronter les factures impayées, les menaces de saisie, les relances de propriétaires furieux, les admonestations de la banque, les lettres de rappel et les rappels à l'ordre; la longue et lente agonie de l'écrivain qui un beau matin disparaîtra du paysage sans que personne ne remarque son absence.
Je ne suis pas le plus à plaindre des écrivains: pour me nourrir et me vêtir, je peux compter sur l'aide de ma compagne dont je pompe allègrement les finances au point de l'appauvrir et de la contraindre à mener une vie marquée du sceau de l’infamie et du déshonneur, quand elle n'ose dire à ses amies que ma contribution au budget familial ne dépasse jamais la déclaration de principe maintes fois répétée, maintes fois démentie. C'est que mes droits d'auteurs sont si insignifiants que lorsque je les touche, je dois m'armer d'une loupe afin d'en saisir l'exact montant qui généralement couvre à peine les frais de litière de mon chat. Et encore. Bien souvent, je dois ramener à la maison du gravier volé dans un bac à sable, sous le regard apeuré d'enfants à qui on a appris de se méfier de monsieur l'écrivain qui n'a pas un vrai travail comme Papa et passe ses journées, enfermé chez lui, à jouer à la marelle avec son désespoir.
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Est-ce de ma faute?
Notez bien que je ne demande pas l’aumône: je me contente de quémander des bourses d'écriture que j'obtiens parfois et qui, l'espace de quelques mois, me permettent de vivre sans me soucier du lendemain, dans l'opulence inquiète du millionaire qui sait sa fortune vouée à être saisie par les services du fisc. Le reste du temps, il me faut composer avec des ventes de livres qui, si elles ne sont pas nulles, ne parviennent guère à satisfaire les demandes répétées de ma femme d'être son égal quand il s'agit de pourvoir à l'acquisition d'un nouveau service à couscous, à l'achat d'un château en Espagne ou au remplacement de notre téléviseur acheté en solde au siècle dernier et qui est plat, non point par sa surface d'écran, mais par sa réactivité quasi nulle à obéir à la télécommande.
Mais est-ce de ma faute si sur chaque exemplaire d'un de mes romans acheté, je ne touche que dix pour cent de la vente, dix malheureux pour cent? Est-ce ma faute si dans ce bas-monde, on demande à l'écrivain de composer des romans qui servent à nourrir une palanquée de personnes à l'exception de lui-même? Est-ce de ma faute si on abuse de ma position de faiblesse pour s'enrichir sur mon dos et me rendre l'existence impossible? Est-ce de ma faute si personne n'achète mes livres, noyés qu'ils sont dans une production si nombreuse que moi-même, quand je me rends dans une librairie, j'en ressors le plus souvent désespéré, impuissant à comprendre comment autant de romans peuvent prétendre à être publiés alors que le budget consacré à l'achat de livres, de vrais livres j'entends, stagne quand il ne chute pas? Est-ce de ma faute si les gens sont assez ahuris pour garnir leurs bibliothèques d'ouvrages uniquement couronnés de prix littéraires dont, par discrimination envers les écrivains chauves ou par antisémitisme dévoyé, je ne suis jamais le lauréat? Est-ce de ma faute s'il me faut trois, quatre années pour achever un roman là où il en faut dix jours pour certains? Est-ce de ma faute si François Busnel ne m'a jamais invité à la Grande Librairie? Est-ce de ma faute si je n'ai jamais partagé une nuit d'ivresse avec Beigbeder? Est-ce de ma faute si je ne passe pas mes journées à la terrasse du Café de Flore pour séduire quelques critiques à qui je raconterais l'histoire de ma vie? Est-ce de ma faute si je vis loin de Paris, là où tout se décide? Est-ce de ma faute si quand je demande un à-valoir à mon éditeur il me prend pour un vaurien? Est-ce de ma faute si...
Désargenté, pauvre comme Job, condamné à vivre aux crochets de sa bien-aimée qui finira bien un jour par le quitter pour un expert-comptable fortuné, l'écrivain contemporain n'a même plus pour se consoler le prestige de sa fonction. Ainsi, je me souviens encore de cette infirmière qui me demandait, un jour où je passais des vacances dans un hôpital, à quel corps de métier j'appartenais donc. Écrivain m'exclamais-je pas peu fier, certain d'éveiller son intérêt, presque un début d'émoustillement, promesse de plateaux repas alléchants et de visites nocturnes marquées du sceau de la lubricité la plus échevelée. Tu parles! Lui eus-je répondu que j'étais concierge ou pétomane professionnel qu'elle n'aurait pas marqué une indifférence aussi absolue, aussi totale, aussi dévastatrice pour mon honneur qui ne s'en est jamais vraiment remis.
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Depuis, quand on me demande ce que je fais, je réponds chômeur.
Si seulement cela pouvait être vrai.