Qu’ont-ils donc à se dire, le pape François et Emmanuel Macron? Le jésuite octogénaire d’abord, venu du fin fond de l’Amérique latine et peu féru de culture française (sinon d’un écrivain catholique oublié du nom de Joseph Malègue), le porte-parole des masses pauvres et des «périphéries», l’impitoyable censeur des économies ultra-libérales et le jeune président français à l’ascension fulgurante ensuite, ancien élève des jésuites baptisé à l’adolescence, fruit de l’excellence française, banquier à 28 ans, libéral pur jus, enfant de Paul Ricoeur et de Milton Friedman, aujourd’hui scotché à l’étiquette de «président des riches».
Le pape ne savait presque rien d’Emmanuel Macron quand il a été élu il y a un an. Entre les deux tours de la présidentielle, répondant à ma consoeur Virginie Riva dans l’avion qui les ramenait d’Égypte, il avait avoué «ne pas comprendre» la politique intérieure française et refusé de se prononcer entre les deux candidats. Il savait seulement que Marine Le Pen représentait «la droite forte», mais ignorait «d’où venait Emmanuel Macron». L’entourage du futur président avait peu apprécié une froide distance révélatrice du maigre crédit dont disposait à l’époque, à Rome et dans une partie de l’épiscopat français, ce candidat ni-gauche, ni-droite qui avait annoncé qu’il ne reviendrait jamais sur la loi Taubira («mariage pour tous») et rouvrirait la réflexion sur la PMA et la GPA.
Le pape a dû se familiariser avec la France
Plus d’un an après, le décor a bien sûr changé. Le pape a ouvert ses dossiers sur la France et son nouveau chef d’État qui viendra à Rome, le 26 juin, pour recevoir son titre –symbolique et anecdotique– de «chanoine d’honneur» de la cathédrale du Latran, privilège qui remonte à… Henri IV.
Mais pour un jésuite étranger, l’histoire de France est d’abord celle du pays qui expulsa la Compagnie de Jésus en 1764, deux siècles après sa fondation à Paris par un Basque espagnol du nom d’Ignace de Loyola. Devenu pape François, le jésuite argentin a donc dû se familiariser avec cette France qui entretient depuis toujours avec Rome des rapports si particuliers, faits à la fois d’attraction et de répulsion.
La France serait même une «invention théologique et politique» de l’Église de Rome, si l’on en croit Camille Pascal (Ainsi Dieu choisit la France, Presses de la Renaissance. 2016). À entendre cet historien catholique, c’est le baptême de Clovis qui a fait son unité et, depuis, le peuple de France serait, pour Rome, le nouveau «peuple élu» par Dieu. Jusqu’à Napoléon et son Concordat avec le pape (1801), son histoire serait habitée par cette mission divine que la République n’aurait fait que laïciser, la fille aînée de l’Église devenant le pays pionnier des droits de l’homme. La loi de séparation de 1905 n’aurait été qu’une simple brèche. Les relations entre Rome et Paris ont repris dès après la guerre, quand les curés sont sortis des tranchées et les religieux rentrés dans les couvents dont ils avaient été expulsés. Et c’est une chambre républicaine qui, en 1920, vota la fête nationale de Jeanne d’Arc!
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De la pompe gaullienne à la séduction sarkozienne
Fruit de cette histoire tourmentée, la visite au Vatican d’un président français –qu’il soit bon croyant ou bouffeur de curé– est devenue une sorte de rituel national. De tous les présidents de la Ve République, seul Georges Pompidou, aux convictions laïques affirmées et dans le contexte troublé d’après 1968, n‘a pas fait le pèlerinage dans la cité de Saint-Pierre. Mais avant lui, le général de Gaulle qui, à la Libération, avait renvoyé le nonce et exigé la démission d’évêques collaborateurs, était reçu en grandes pompes au Vatican, le 27 juin 1959. Pour cette première visite d’État, en bon catholique, Charles de Gaulle s'agenouille devant Jean XXIII qu’il avait connu comme nonce à Paris dans les années 1950.
Ensuite, c’est Valéry Giscard d’Estaing, père pourtant de la législation française sur l’IVG, qui est reçu avec les honneurs par Paul VI, le 1er décembre 1975. Trois ans plus tard, fin 1978, il sera même le premier chef d’État étranger hôte du nouveau pape Jean-Paul II. Puis c’est au tour de François Mitterrand –qui a fait entrer des ministres communistes au gouvernement et est accusé de saboter l’école libre– de rendre une «visite privée», le 28 février 1982, au pape polonais. Ces deux géants politiques, inquiets de l’avenir de l’Europe et des pays communistes, ont beaucoup à se dire. Leur entretien sera le plus long entre un pape et un président français. François Mitterrand et Jean-Paul II se rencontreront à nouveau lors des fréquentes visites pontificales en France.
Jean-Paul II et François Mitterrand en 1986 | Dominique Faget / AFP
Mais le meilleur reste à venir. C’est d’abord Jacques Chirac qui sort le grand jeu –le frac pour lui et la mantille noire pour Bernadette– et se rend, le 19 janvier 1996, en visite d’État au Vatican, la première depuis le général de Gaulle dont il se dit l’héritier. Le président corrézien, de réputation radicale, promet à Jean-Paul II de «témoigner de la fidélité de la France à son héritage chrétien». Mais, quelques années plus tard, le même sera à l’offensive contre la mention des racines chrétiennes du Vieux continent dans le projet de préambule de la Constitution européenne!
À peine élu en 2007, Nicolas Sarkozy fait encore plus fort. Le 20 décembre, il se rend chez le pape Benoit XVI dont tout semble le séparer. Les deux hommes s’apprécient mais, comme souvent, Nicolas Sarkozy surjoue son rôle. Les religions le passionnent. Il a écrit un ouvrage édifiant sur le sujet à la maison des pères dominicains (le Cerf). Mais dans le palais pontifical, il emmène Guy Gilbert, l’«aumônier des loubards», et Jean-Marie Bigard, le roi de l’humour le plus vulgaire! Surtout, il va prononcer à la cathédrale du Latran (historiquement celle du pape, évêque de Rome) où il va recevoir son titre de chanoine, un discours qui met le feu à la France laïque en déclarant que «la laïcité n'a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes». Et que «dans la transmission des valeurs et l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur».
Bronca. Le premier secrétaire du PS, François Hollande, dénonce «la vieille rengaine de la droite la plus cléricale» et «une vraie confusion entre le religieux et la politique». Devenu président, c’est pourtant le même François Hollande, celui qui dans le discours du Bourget avait affirmé que la démocratie était plus forte que «la finance» et «la religion», qui fait à son tour le pèlerinage de Rome en août 2016. Il a mis plus de temps à venir. C’est une simple visite privée, Hollande ne va pas recevoir son titre de chanoine du Latran, visite le Vatican, mais aussi les autorités italiennes, ce qui ne se fait pas. Pourtant, le président français sympathise avec le pape François, évoque les attentats en France, l’assassinat du père Hamel et la COP 21.
Le paradoxe de la France, pays le moins religieux et le plus catholique
Dans cette histoire des relations entre la Rome catholique et la République laïque, que va donc apporter de nouveau la rencontre entre le pape François et le président Macron? A priori peu de choses… La France de 2018 a ceci de paradoxal qu’elle est le pays d’Europe le moins religieux et le plus catholique, comme dit Matthieu Rougé, un jeune évêque de la région parisienne. La fameuse laïcité «à la française», autrefois vouée à l’enfer, est désormais appréciée à Rome qui a fait depuis longtemps son deuil des «catholicismes d’État» (Franco, Pinochet, etc…). Mais la France a aussi cessé d’être une priorité pour le Vatican. Plus de cinq ans après son élection, aucun voyage dans l’hexagone n'est à l’agenda d’un pape latino-américain qui préfère le grand large et qui, par ses voyages et nominations cardinalices, privilégie les minorités catholiques d’avenir, lointaines et souvent menacées, plutôt que les anciennes chrétientés d’Europe essouflées.
Mais entre Emmanuel Macron et le pape François, deux personnalités si dissemblables, on ne peut exclure la création d’un lien personnel qui pourrait à terme être bénéfique pour l’Europe. Le premier n’entend pas refaire du Sarkozy, encore moins du Hollande. Il ira à Rome recevoir son titre de chanoine, mais sans esbrouffe et sans nouveau discours du Latran. Dans celui qu’il a prononcé le 9 avril au collège des Bernardins, le président français a déjà tout dit de sa vision de la religion. Il l’a fait à Paris et devant des évêques français, ce qui fleurait bon le gallicanisme d’antan, plutôt que dans la ville du pape.
Mettant à nouveau la planète laïque en ébullition, il avait regretté que «le lien se soit abîmé» entre l’État et l’Église et appelé à le «réparer». Il avait même encouragé les catholiques à s’engager, sur les questions de bioéthique et d’immigration, mais sans être «injonctifs». Pour lui, le pilier de la laïcité est la neutralité stricte de l’État par rapport aux religions, ce qui ne veut pas dire ignorance ou indifférence. En même temps, toute forme de suprématie d’une religion sur l’État –comme le catholicisme d’autrefois– doit être rejetée.
Un discours disruptif, comme on dit aujourd’hui, qui n’a pas déplu à Rome. Le tête-à-tête entre le pape François et Emmanuel Macron sera donc la rencontre de «deux progressismes inversés», comme dit Matthieu Rougé. Ce pape passe pour être le meilleur défenseur de l’accueil des migrants en Europe, des laissés-pour-compte de la mondialisation, un militant de la survie de la planète et de l’écologie intégrale. Mais s’il incarne une Église plus tolérante qui ne condamne pas les personnes, il ne cède rien sur l’interdit de l’avortement, celui du mariage et de droits toujours nouveaux pour les couples homosexuels (PMA, GPA). Quant à Emmanuel Macron, il est à la pointe du combat pour la relance de l’Europe politique qui a toujours eu les faveurs du Vatican. Mais ses options économiques libérales et sa tiédeur sur la question des migrants ne seront pas bénies à l’aveugle par ce pape François.
Cette tradition de la visite au Vatican du président français a permis de maintenir, contre vents et marées (guerres scolaires, anticléricalisme, réformes sociétales), la relation structurelle et politique entre l’Église et l’État. Mais comment aussi ne pas mesurer le fossé qui se creuse, dans une société française toujours plus sécularisée et indifférente, entre deux sphères de pensée et de références? Le non-dit de la rencontre entre le pape François et Emmanuel Macron sera bien cette tentation identitaire et populiste qui guette toute l’Europe, mais n’épargne pas, depuis l’affaire du «mariage pour tous» et les attentats islamistes, un catholicisme français devenu très minoritaire et qui se perçoit comme menacé par l’idéologie «libérale-libertaire», par un islam de plus en plus présent, par une laïcité toujours plus combative. Il ne suffira pas d’une heure de rencontre entre ces deux personnalités pour amorcer même le contour d’un tel débat.