Culture

Quarante ans que les rappeurs se clashent: et s'il était temps d'arrêter?

Temps de lecture : 9 min

Vingt ans après la mort de 2Pac et The Notorious B.I.G., ce déferlement de violence verbale peut paraître inutile voire ridicule.

À gauche: Pusha T à Las Vegas, le 16 juin 2018. | Ethan Miller / Getty Images North America / AFP. À droite: Drake à Las Vegas, le 23 septembre 2016. | Christopher Polk / Getty Images North America / AFP
À gauche: Pusha T à Las Vegas, le 16 juin 2018. | Ethan Miller / Getty Images North America / AFP. À droite: Drake à Las Vegas, le 23 septembre 2016. | Christopher Polk / Getty Images North America / AFP

420 mots, l’instrumentale d’un morceau de Jay-Z et une vieille photo. C’est tout ce qu’il a fallu à Pusha T, qui vient de sortir son nouvel album Daytona sur le label de Kanye West, pour anéantir et humilier la superstar Drake. Dans le brutal «The Story of Adidon», le rappeur de Virginia Beach ne retient aucun coup et attaque là où ça fait le plus mal: du divorce de ses parents à son producteur atteint de sclérose en plaques, de son supposé rejet de son métissage et des origines blanches de sa mère à l’enfant qu’il a caché parce que conçu avec une ancienne star du porno, le tout illustré d’une (vraie) photo du rappeur de Toronto en blackface.

La charge est cruelle et probablement le dernier acte d’un affrontement qui durait depuis près de sept ans. Par morceaux interposés, les deux rappeurs et leurs clans ont en effet passé une bonne partie de la décennie à se défier, Pusha T accusant Drake de ne pas écrire ses propres morceaux –dans «H.G.T.V. Freestyle» puis «Infrared»– et Drake accusant Pusha T d’exagérer son passé de dealer de drogues –dans «Two Birds, One Stone» puis «Duppy Freestyle».

En 2018, alors que le hip-hop est désormais un genre musical mature et a remplacé la pop en haut des charts, l’épisode paraît d’une violence inouïe, surtout venant de deux gros vendeurs de disques n’ayant plus grand-chose à prouver et en particulier pour quelque chose d’aussi futile que la façon d’exercer son art. Alors, à quoi bon?

La peur que quelqu’un finisse transpercé de balles sur un trottoir

Le rappeur Vince Staples le disait à Complex l’année dernière: «C’est ringard. Je ne veux pas voir des gens s’insulter sans raison quand ils pourraient avoir une conversation téléphonique. Particulièrement quand ce sont des musiciens célèbres. [...] Cette merde, ce truc de se dire des choses vraiment blessantes pour l’amour du hip-hop, est ringarde».

À 24 ans, le natif de Long Beach sait en effet très bien que les beefs entre rappeurs ne sont pas innocents: il a grandi dans une culture qui a donné naissance au plus célèbre d’entre eux quand, au milieu des années 1990, les violents échanges entre 2Pac et Notorious B.I.G., poussés au bord du précipice par la presse, étaient devenus une bataille de la côte ouest contre la côte est, de Los Angeles contre New York.

Les deux rappeurs, autrefois amis, avaient commencé à se déchirer après qu’on a tiré sur le Californien dans un studio new-yorkais et, au printemps 1996, en plein délire paranoïaque, ce dernier s'était déchaîné dans «Hit ‘Em Up», avec une première rime qui ne laissait aucune ambiguïté sur la nature des hostilités: «I ain't got no motherfuckin' friends / That's why I fucked yo' bitch, you fat motherfucker!» [«Je n’ai aucun ami / c’est pourquoi j’ai baisé ta pute, espèce de gros connard»]. En septembre 1996, il était assassiné, suivi par Biggie six mois plus tard.

Le lien entre ces deux meurtres et le conflit qui opposait les deux rappeurs et leurs clans n’a jamais été prouvé. Pourtant, il est désormais impossible d’écouter un rappeur en insulter un autre sans penser au gâchis de la perte de ces deux légendes.

C'est à eux qu'on pense, en France, en observant le très pathétique affrontement entre Booba et Rohff, par réseaux sociaux interposés, qui s’est terminé par le lynchage d’un vendeur de magasin et une condamnation à cinq ans de prison pour Rohff.

C'est à eux également que pensait Jay-Z quand il affrontait Nas pour obtenir la couronne laissée vacante par l’ancien Roi de New York, avec quelques morceaux parmi les meilleurs de leur carrière, et finissait par... s’excuser. Après avoir été détruit par le brutal «Ether», il se repentait dans un acte de contrition imposé par sa mère qui n’avait pas apprécié que son fils lance qu’il avait eu une relation avec la mère du fils de Nas.

«Maman m’a appelé et m’a dit que ça allait trop loin. Elle n’appelle jamais pour la musique, jamais. J’ai donc dit que j’arrêterais. Je m’excuse. Je n’ai pas pensé aux femmes, à la personne concernée et même à ma mère. Je voulais juste me mettre au même niveau d’irrespect», confiait-il à Angie Martinez sur HOT 97 en 2001.

Encore récemment, avant que le courroux de Pusha T ne s’abatte sur Drake, J.Cole, 33 ans, publiait une vidéo de conversations intimes avec le jeune Lil Pump, 17 ans, pour désamorcer un clash naissant entre l’ancienne et la nouvelle génération.

Drake, lui, n’a finalement pas répondu à Pusha T, son mentor déclarant qu’il avait appelé Drake «pour lui dire qu’il ne voulait pas qu’il réponde car on ne va pas à la porcherie avec les porcs, car les porcs finissent à l’abattoir».

Toujours cette peur de dépasser les limites, d’aller trop loin, que quelqu’un finisse transpercé de balles sur un trottoir. Le hip-hop est entré dans une phase adulte, plus mature, plus responsable de ses actes, plus contrôlé aussi, par des fans plus nombreux et plus divers, des fans qui ne laisseraient probablement plus passer une attaque comme le «No Vaseline» d’Ice Cube, aussi efficace (pour sa cible, son ancien groupe NWA) que terriblement homophobe.

Les promesses de l'art de la guerre de la rime

Résultat: depuis vingt ans, les clashs entre rappeurs ont perdu le fun qu’avait par exemple la guerre des Roxanne dans les années 1980 quand Roxanne Shanté, 14 ans, débusquait avec moultes obscénités «la vraie Roxanne» du groupe U.T.F.O. et lançait une très feuilletonesque course de près de cent morceaux à celui qui raconterait la meilleure histoire de cette fille qui aurait, un jour, refusé les avances du groupe.

C’était «quand le hip-hop démarrait dans le noir et qu’ils le pratiquaient dans le parc», comme l’expliquait MC Shan en 1988. C’était quand, un soir de fin d’année en 1981, au club Harlem World, le jeune Kool Moe Dee, 19 ans, entendait bien défier le maître de cérémonie du lieu, le MC et DJ Busy Bee qui régnait sans partage et anéantissait depuis des mois tous les rappeurs souhaitant l’affronter dans ce qui n’était alors qu’un concours de la meilleure rime. Au son des «ferme-la» d’un Busy Bee désemparé, le jeune rappeur se mettait alors à accuser son aîné d’acheter et de voler des rimes à plus talentueux que lui et finissait par l’humilier en public.

Le légendaire Grandmaster Caz, présent ce soir là, raconte que «Kool Moe Dee a changé la façon dont les gens s’affrontaient… S’affronter dans une battle avant ça, c'était juste un concours de talent: tu dis une rime, je dis une rime. Celui qui avait la meilleure rime gagnait. Ce n’était pas “tu parles de moi, je parles de toi”».

Il adaptait à la culture hip-hop ce que l’on appelle encore aujourd’hui «playing the dozens» [«jouer à la douzaine»], défini par Clarence Major dans son dictionnaire de l’argot afro-américain comme «un jeu de rimes très élaborées traditionnellement pratiqué par les garçons noirs dans lequel les participants insultent les proches de leur adversaire –en douze mesures– et particulièrement leurs mères. Le but du jeu est de tester la force émotionnelle». Une force qui permettait, le moment venu, de survivre. Survivre à la police qui vous contrôle sans raison, survivre au racisme ordinaire d’un employeur, d’un serveur, d’un passant ou d’un voisin.

«Toute l’idée était d’apprendre à encaisser tout ce que le maître disait sans répondre ou le frapper car c’était ainsi que devait agir un esclave afin de rester en vie», comme l’écrivait Ossie Guffy en 1971 dans son autobiographie en citant son grand-père, ancien esclave dans les champs de coton qui pratiquait déjà ce jeu de survie.

Du Bronx à Brooklyn, du Queens à Harlem, les coins de rue se remplissaient alors de jeunes rappeurs, inspirés par Kool Moe Dee, s’affrontant à base de rimes sur leur mère, leur père, leur sœur et leur réputation, forgeant la battle dans l'imaginaire hip-hop. En 1991, le jeune Christopher Wallace alias The Notorious B.I.G., seulement âgé de 18 ans, était ainsi filmé dans les rues de son Brooklyn natal en pleine bataille. «And I love ya, cause you're a sweet bitch / A crazy crab, the type to make my dick itch» [«Je t’aime car tu es une gentille chienne / un crabe fou, le genre qui me gratte la bite»], lançait-il alors avec un flow et un sens de la formule déjà bien affûté à son adversaire qui n’avait d’autre choix que de changer de trottoir.

L’affrontement de Jay-Z et de DMX dans une salle de billard du Bronx au tout début des années 1990 a également été largement documenté, tout comme celui de Jay-Z et Busta Rhymes dans la cafétéria de leur lycée de Brooklyn. C’est également lors d’une de ces battles, à Cincinnati en 1996, que le jeune Marshall Mathers alias Eminem, petit Blanc grassouillet de Détroit, a été, malgré la défaite, repéré.

L’art de la guerre avec des mots était un outil au service du pouvoir, celui d’être respecté d’abord mais surtout, gravé sur vinyl, celui de devenir riche et célèbre. KRS-One, jeune rappeur du Bronx, l’avait bien compris dès le milieu des années 1980 en profitant des paroles ambiguës du très populaire Juice Crew du Queens pour volontairement déclencher la première grande guerre musicale.

«So you think that hip-hop had its start out in Queensbridge / If you popped that junk up in the Bronx you might not live» [«Alors comme ça tu penses que le hip-hop est né à Queensbridge / en balançant cette merde dans le Bronx, tu n’en sortirais pas vivant»], rappait-il dans «South Bronx» en réponse à la chanson «The Bridge» du Juice Crew, bien conscient que ces derniers parlaient en fait de la naissance de leur groupe.

Sous couvert de venger son quartier, berceau du hip-hop, contre des insolents, le rappeur du Bronx avait trouvé une solution pour émerger parmi les dizaines de jeunes rappeurs de la scène new-yorkaise, comme l’expliquait deux décennies plus tard le DJ Kool Red Alert. Boosté par la popularité de «The Bridge is Over», apothéose des «Bridge Wars», le premier album de KRS-One, Criminal Minded, se vendra à plus de 500.000 exemplaires, un des premiers albums de rap de l’histoire à atteindre ce niveau.

Le pouvoir de révéler comme de détruire

Depuis, les plus couillus des rappeurs en manque d’attention tentent leur chance. Pendant des années, le seul plan marketing de 50 Cent n’a par exemple reposé que sur sa capacité à provoquer et insulter ses collègues. En 2004, dans «Piggy Bank», il s’en prenait simultanément à Lil Kim, Shyne, Kelis et d’autres. En 2007, il envoyait des roses noires au label du rappeur Cam’ron tout en défiant Kanye West de vendre plus de son Graduation que de son Curtis, deux albums prévus à la même date. En s’en prenant à Ja Rule, un des plus gros vendeurs de disques de l’époque, dans des chansons («Life's on the Line», «I Smell Pussy», «Wanksta»), il ruinait même la carrière du rappeur de «Always On Time» incapable de répondre de façon convaincante.

Les beefs ont ce pouvoir. Ils peuvent vous révéler comme vous détruire. Canibus, un des jeunes rappeurs les plus en vogue du milieu des années 1990 grâce à un talent incroyable pour le freestyle, l’a appris à ses dépens en voulant défier le très expérimenté LL Cool J dans la propre chanson de son aîné, «4,3,2,1» où il lançait «I’m the illest nigga alive, watch me prove it / I snatch your crown witcha head still attached to it» [«Je suis le plus grand rappeur vivant, regarde-moi le prouver / j’arrache ta couronne avec ta tête toujours attachée»]. Sur sa lancée, il fera de son premier single «Second Round K.O.» une longue attaque contre le rappeur préféré des dames qui répliquera avec «Ripper Strikes Back». Victoire par K.O.: la carrière de Canibus ne décollera jamais vraiment.

LL Cool J et ses douze ans de carrière en avaient vu d’autres: il avait déjà ruiné la carrière de Kool Moe Dee avec le brutal «To Da Break of Dawn» en 1990 qui assénait, entre autres, un fatal «Put him in Pampers, leave my drawers in his hamper / When I'm through, you need a brand-new identity / I was scoopin girls before you lost your virginity» [«Je te mets des couches et laisse mon caleçon dans ton panier à linge sale / quand j’en aurai fini, tu auras besoin d’une nouvelle identité / je chopais des filles avant que tu perdes ta virginité»].

Kool Moe Dee, qui avait détrôné Busy Bee au Harlem World en 1981, était, dix ans plus tard, à son tour humilié par plus fort que lui. «Survival of the Fittest», comme disait la chanson, le plus fort étant rarement le plus sournois, le plus immature et insultant. L’intelligence d’une rime, même brutale, a toujours été plus efficace dans un beef que l’insulte, en particulier gratuite. Comme disait Molière dans Le Bourgeois Gentilhomme, «un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération, et la patience». Des mots auxquels Drake, pour le plus grand plaisir des amateurs de rap, ferait bien de réfléchir s’il compte, un jour, répondre à Pusha T.

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