Culture

Rokudenashiko, pour une vulve libre

Temps de lecture : 4 min

Dans son manga «L'art de la vulve, une obscénité?», récemment traduit en France, Rokudenashiko retrace la construction d'une œuvre tentant de briser le tabou lié au sexe féminin.

Détail de la couverture de «L'Art de la vulve, une obscénité?» de Rokudenashiko | Éditions Presque Lune
Détail de la couverture de «L'Art de la vulve, une obscénité?» de Rokudenashiko | Éditions Presque Lune

En 2014, c'est par l'intermédiaire d'un canoë-kayak un peu spécial que le monde découvre celle qui se fait appeler Rokudenashiko. De son vrai nom Megumi Igarashi, l'artiste japonaise a réalisé un moulage de sa vulve, qu’elle a fait agrandir puis transformer en embarcation flottante à l'aide d'une imprimante 3D. Arrêtée par la police japonaise, elle est inculpée pour «obscénité encourageant des pulsions sexuelles dangereuses».

Rokudenashiko, littéralement «bonne à rien» en japonais, se définit comme une artiste manko, traduction japonaise du mot vulve. C'est avec cette partie de son corps, qu’elle trouve naturelle et non pas indécente, qu’elle produit de l’art, encourageant ses concitoyennes et concitoyens à désacraliser et désexualiser cette partie du corps.

Quand les agents de police débarquent au domicile de l’artiste pour la première fois, le 12 juillet 2014 à 10h30 du matin, ils embarquent aussi une quarantaine de créations autour de sa vulve.

«Devenir l'amie de Lady Gaga»

Inventaire non exhaustif: moulages, coques de portable, diorama, customisations de robots façon Gundam, t-shirt avec une impression de sa vulve vue par un autre artiste, sa perruque (une pure coquetterie, considérée par les autorités comme un moyen de dissimuler sa véritable identité), ainsi qu'une liste de ses résolutions pour l’année:

«- Expo manko perso en galerie
- Jeu manko pour smartphone
- Diffuser les mankos dans le monde entier
- Devenir l’amie de Lady Gaga»

Inutile de préciser que Rokudenashiko a moins le profil d'une grande criminelle que celui d'une femme avec qui on crève d’envie d’aller boire des bières. Si elle avait en partie anticipé les réactions parfois violentes à sa forme d’expression (on la prend souvent pour une fille facile, et les insultes pleuvent régulièrement), elle ne s’attendait pas à passer du temps en prison pour avoir imprimé sa vulve et l’avoir décorée de strass ou collé des petits personnages dessus.

Mangaka à l’origine, Rokudenashiko a également créé un petit personnage cartoon à l'effigie de sa manko. Le dénommé Man-chan est devenu sa mascotte, mais également le symbole de sa lutte.

Avec tout l’humour avec lequel elle raconte ses mésaventures dans le manga L’art de la vulve, une obscénité?, l’artiste défend le droit fondamental d’avoir une vulve et de ne pas en avoir honte, et rejette l'aberration totale que représente le fait d’aller en prison pour ça.

Lorsqu'elle a entamé sa démarche, Rokudenashiko a pu constater à quel point les femmes elles-mêmes méconnaissent leurs propres vulves, et sont mal à l’aise avec l’idée même de les observer –une constatation que l’on peut également effectuer en France.

Émaillé de critiques d'une société japonaise dont le système judiciaire semble déconnecté des réalités et d’internet (elle raconte avoir expliqué mille fois et sans que personne ne semble vraiment comprendre ce qu’est un crowdfunding), le travail de Rokudenashiko n’en est pas moins symptomatique d’un réel problème au niveau mondial.

Cachez cette vulve que je ne saurais voir

Les petits garçons sont fiers de leurs pénis, qu’ils exhibent souvent à tout-va au moment d’apprendre à faire pipi debout; les petites filles sont incitées à cacher leurs vulves et à ne pas trop y toucher.

Il règne autour de la vulve un doux mystère au parfum de poésie d’un autre temps. On parle de petite fleur, de minou, ou au contraire, on se traîne le mythe de la vagina dentata –remember le film Teeth– et de ses saignements menstruels hémorragiques.

Jamais avoir une vulve n’est simple et naturel. Elle est soit effrayante, soit ridiculement cachée sous un voile de roses en bouton.

Si les adolescentes françaises découvrent –enfin– depuis l’année dernière la vraie forme du clitoris, maintenant qu’il a été intégré aux livres de science du lycée, la vulve est encore bien trop souvent confondue avec la partie interne du sexe féminin, le vagin. C’est d’ailleurs le mot générique qu’utilisent nos amies et amis américains pour tout ce qui concerne le sexe des femmes: «vagina».

En France, le mot fait rire jaune. On l’évite, on le métaphorise, on lui donne des airs d’argot pour ne pas avoir à trop y toucher. «Teucha» ou «teuch», c’est plus simple à caser que vulve. Les promoteurs de l’épilation intime eux-même n’épilent pas des vulves, mais des «minous» qu’ils veulent «tous doux».

Libération de la «manko»

Aujourd’hui, Rokudenashiko voit son manga édité partout dans le monde. Et tandis que la bureaucratie japonaise cherchait encore à statuer sur son cas totalement atypique, les journalistes du monde entier commençaient à s’amuser de son art et à s’indigner du traitement qui lui était fait.

Elle s’engage encore à «libérer la manko» et tous peuvent désormais s’offrir pour quelques yens sa mascotte-vulve. En France, les femmes peuvent se rendre à des ateliers d’auto-gynécologie pour découvrir leur corps. Il existe même des spectacles autour des règles pour les désacraliser.

Doucement, la manko se libère. J’ignore si Rokudenashiko est devenue amie avec Lady Gaga, mais la voir pagayer à Tokyo dans son moulage de vulve il y a quelques années a certainement contribué à me faire devenir la féministe que je suis.

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