Haïti. Tremblement de terre. Plus de 150.000 morts. 200.000 blessés. 133 personnes sauvées des décombres seulement. Au-delà de ces chiffres et de cette catastrophe, ce qui marque, c'est l'accumulation d'informations. Le monde a entendu et vu s'écrouler Haïti pratiquement en direct (parfois réellement en direct pendant les répliques suivantes).
Peut-être jamais une catastrophe de cette ampleur n'avait été autant suivie et commentée rapidement par des observateurs extérieurs et ses victimes. Dès les premières minutes, quelques journalistes haïtiens ont commenté les événements sur Twitter et diffusé des photos. Sans aucun contrôle, sans aucun filtre, la peur et l'horreur se sont affichées sur nos écrans. Tous les médias se sont mobilisés et le sont encore, les gouvernements étrangers de même. Google Earth a mis ses cartes à jour. On pouvait voir des villes ou des quartiers détruits alors qu'aucune délégation de secours n'y avait encore mis les pieds. En temps réel, des bases de données des personnes disparues sont mises à jour. Les premières heures, et pendant toute la première semaine, n'importe quel téléspectateur lambda ou utilisateur d'Internet, bien calé dans son fauteuil en Virginie ou dans le Loiret était mieux informé que les membres du gouvernement haïtien, qui eux ne savaient pas où dormir.
Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en sciences de l'information et de la communication, note ainsi sur son blog Affordance.info: «D'un côté, la coupure télécommunicationnelle. Plus rien ne fonctionne à Haïti. Ni internet, ni téléphone, ni radio, ni télévision. Le black-out. De l'autre, la surenchère télécommunicationnelle: SMS qui explosent (pour la bonne cause ...), espaces de téléphonie "vers haïti" bradés et offerts (pour la bonne cause encore), mobilisation technologique exceptionnelle de l'ensemble des acteurs et industries technologiques. Là-bas soudain, plus de télévision. Mais là-bas, presque tout de suite toutes les télévisions d'ici.»
Cet afflux d'informations dans les foyers a eu des avantages considérables. Jamais les médias n'ont autant parlé de ce petit pays délaissé. Jamais les gens ne s'y sont autant intéressé. Les dons affluent, de la diaspora haïtienne à Barack Obama (15.000 dollars), via SMS, par un téléthon ou via Google. Et U2 a déjà écrit une chanson.
Sauf que cet afflux d'informations crée une grande frustration. L'emprise du virtuel et du temps réel -est-ce un effet «Sim City», un coup de bulldozer et hop, en trois heures on efface une catastrophe?- nous donne l'impression que tout devrait déjà être réglé. Rendez-vous compte, cela fait déjà plus de dix jours qu'on en parle et sur le terrain tout devrait déjà être réglé! Avec l'argent, les militaires, le porte-avion, Bill Clinton?
Comment gérer l'afflux d'aide
En Haïti, malgré l'afflux de bonnes volontés, il y a des contraintes techniques, logistiques et humaines indépassables. On pourrait envoyer des milliers d'avions chargés de vivres, on ne pourrait pas tous les faire atterri. Dès le 15 janvier, le président haïtien René Préval le faisait remarquer: «Nous avons besoin de l'aide internationale, mais le problème c'est la coordination.» Gérer l'aide, au-delà des bonnes volontés, a créé des tensions entre les nations ou au sein de l'Union européenne. Chez certains gouvernements, comme pour les Français, obligés de suivre les Américains. A reculons peut-être, au point que ça en est parfois ridicule. «Une Europe craintive traîne en grognant dans le sillage des Etats-Unis», a ainsi jugé Philip Stephens, chroniqueur au Financial Times.
Ces contraintes ajoutent elles aussi à la frustration. Tout d'abord du côté occidental. Chez les associations, elle a été immédiatement très grande. MSF a dénoncé la gestion de l'aide internationale depuis le séisme. «Oui, nous sommes frustrés», témoignait Benoit Le Duc, le 18 janvier. Björn Schranz, directeur de l'ONG ACTED en Haïti, expliquait dans les premiers jours: «Cela fait trois nuits que nous dormons dehors, sur le sol des baraques. Comme le reste de la population, nous sommes rationnés au niveau alimentaire, et nous avons faim.»
Il a été intéressant aussi de voir la frustration monter chez les journalistes, comme rarement. A la fois acteurs et passifs, entre volonté d'informer, d'aider, partagés parfois entre le voyeurisme et la déontologie, leur situation n'est pas évidente. Prennent-ils la place des secours? Mais sans couverture médiatique exceptionnelle, moins de dons... Certains agissent, vont dans l'action. Souvent des Américains, comme Anderson Cooper de CNN. Les émo-journalistes. Cela crée parfois la polémique. En France c'est plutôt mal vu. D'autres attendent longtemps, hésitent comme cette équipe de France2 qui regardait un enfant mourir et qui ne savait pas quoi faire. Attendre les secours, appeler un médecin qui ne viendra pas? Prêter sa voiture aux secouristes (c'est ce qu'ils feront)? La fin du reportage de Maryse Burgot traduit bien le «désemparement» général. «Il se trouve que nous étions là par hasard. Si nous n'avions pas été là, il aurait fallu aller chercher une ambulance, trouver une escorte parce que la nuit était tombée. Vous le voyez, beaucoup de temps perdu, alors que, précisément, le temps est compté.»
Penser le futur
Le temps est compté et les autorités (mais lesquelles?) ne vont pas assez vite pour les téléspectateurs. Une fois la première vague d'émotion passée, les inquiétudes personnelles ont commencé à reprendre le dessus. Certains Américains ont commencé à protester, jugeant que tout n'était pas fait pour retrouver leurs proches. «La frustration et le désespoir ont été remplacés par la colère contre le gouvernement américain», juge ainsi le Washington Post. Si les gens comprennent que tout le monde ne sera pas retrouvé vivant, ils ont l'impression que tout n'est pas fait. Et le gouvernement américain de répliquer qu'il partage toutes les informations qu'il a et que l'ONU estime qu'il y a suffisamment d'équipes de secours sur place. John Gianacaci, dont la fille a disparu, se demande ainsi: «Ce sont les Etats-Unis d'Amérique. Ils réalisent des miracles partout à travers le monde... Où est notre miracle?»
Mais, forcément, c'est pour les Haïtiens que la frustration est la plus grande. Beaucoup n'ont pas d'autres alternatives que de fuir Port-au-Prince, la capitale, où plus rien ne fonctionne. Benoît Le Duc, responsable de MSF en Haïti, estimait le 18 janvier: «Les gens sont fatigués, en état de choc et surtout furieux de cette aide qui n'arrive qu'au compte-gouttes.» Le Premier ministre, Jean-Max Bellerive, se veut aujourd'hui plus rassurant: «Les gens sont calmes, ils attendent certes avec beaucoup de frustration mais beaucoup de calme.» A la conférence de Montréal des «pays amis d'Haïti» qui se tient ce lundi 25 janvier, il plaide pour une plus grande aide internationale et pour l'aide importante de la diaspora. Il estime ainsi «qu'aujourd'hui, la seule ressource qui peut être mobilisée rapidement, (...) c'est la diaspora. Je n'ai pas, moi, comme chef de gouvernement d'Haïti, d'autre alternative. (...) On a besoin de vous».
Des dizaines de milliers de personnes -peut-être des centaines- mourront encore en Haïti, faute de capacité à apporter des soins. Un tiers des constructions de Port-au-Prince se sont écroulées, Léogâne est détruite à 90%, Jacmel à 60%. Des villages complètement disparus viennent à peine d'être atteints par les secours. Pour Georges Deikun, qui coordonne l'intervention de l'ONU-habitat: «Il pourrait aussi bien falloir 20 milliards et dix ans avant que Port-au-Prince retrouve un visage normal.» C'est frustrant. On voudrait que cela aille plus vite. On voudrait empêcher les prochains tremblements de terre d'un simple auto-da-fé. Comme dans la vie virtuelle où les bugs se résolvent en un tour de main.
Quentin Girard
Image de Une: Google Earth d'Haïti, avant et après le séisme via Flickr/arrayexception