La menace était grande, mais les droits civiques américains ont finalement été épargnés par l’arrêt de la Cour suprême «Masterpiece Cakeshop v. Colorado Civil Rights Commission». La Cour a certes donné raison au pâtissier anti-mariage homosexuel, arguant que la commission des droits civiques du Colorado avait fait preuve d’une hostilité inadmissible envers la religion [le pâtissier est un fervent chrétien évangélique, ndlr], mais le juge Anthony Kennedy, rédacteur de l’arrêt, a réaffirmé la constitutionnalité des lois anti-discrimination (et notamment de leur application aux personnes LGBTQ).
Cette décision coupe l’herbe sous le pied des militants et militantes anti-LGBTQ qui cherchaient à faire annuler ces lois en invoquant le premier amendement de la Constitution des États-Unis. La majorité des juges de la Cour suprême ont déclaré que les droits civiques contemporains étaient conformes à la Constitution. Deux d’entre eux (Clarence Thomas et Neil Gorsuch) ont toutefois affirmé le contraire, avec un mécontentement certain et une convergence d’opinions de mauvais augure –montrant clairement qu’ils étaient prêts à anéantir l’actuel système de droits civiques à la première occasion. Leur objectif: donner aux entreprises le droit de discriminer sans entrave.
Dans le texte de l’arrêt, Kennedy invoque uniquement la liberté de culte. Or, il se trouve qu’Alliance Defending Freedom (ou ADF, cabinet d’avocats anti-LGBTQ représentant la pâtisserie) avait axé sa défense sur la liberté d’expression. ADF a fait valoir que Jack Phillips, le patron anti-LGBTQ du magasin, n’était en aucune manière tenu de réaliser un gâteau pour un mariage gay. Argument invoqué: la pâtisserie rémunérée est un vecteur d’expression protégé par le premier amendement; en lui imposant de réaliser des gâteaux de mariage pour des couples gay, l’État du Colorado l’aurait donc obligé à se prononcer en faveur du mariage homosexuel.
Quand les cupcakes parlent
Cette affirmation était au cœur de l’affaire, et pour cause: si la Cour suprême avait retenu l’argumentaire des avocats, de nombreuses lois anti-discrimination auraient été mises à mal, à commencer par celles qui protègent les personnes LGBTQ. Les commerçants et commerçantes auraient dès lors été en droit de refuser de fournir divers biens et services (fleurs, photographies, transport, décoration, musique) aux couples de même sexe en invoquant leur «liberté d’expression». Pour l’administration Trump, cette conséquence probable était manifestement l’objectif premier de l’affaire: le département de la Justice a même présenté un mémoire d’amicus curiae particulièrement cynique à la Cour, lui enjoignant de ne plus demander aux États américains de garantir l’égalité de traitement des personnes homosexuelles devant la loi. Kennedy a toutefois mis au jour des preuves d’animosité anti-religieuse, ce qui lui a permis de contourner la question de la liberté d’expression en déterminant que la commission du Colorado avait enfreint la liberté de culte du pâtissier.
Clarence Thomas a exprimé son opinion dans un texte séparé, soutenu par Neil Gorsuch. Il y aborde la liberté d’expression en reprenant l’argument des avocats d’ADF dans les grandes largeurs. Selon le juge Thomas, les pâtisseries de Phillips constitueraient une forme d’expression protégée par la loi, et ce pour trois raisons:
- Il écrit tout d’abord que le travail de Phillips «est expressif» puisqu’il «se considère comme un artiste». Pour prouver cette affirmation, il mentionne le logo de Phillips, «une palette de peintre accompagnée d’un pinceau et d’un fouet de pâtisserie», ainsi qu’une photographie où le voit «peindre, artiste devant sa toile».
- Dans son deuxième point, Thomas affirme que «Phillips participe activement à la cérémonie de mariage» parce qu’il discute du gâteau avec les futurs mariés.
- Le juge explique enfin que les gâteaux de mariage «véhiculent» le message selon lequel «le couple mérite d’être célébré». Selon lui, réaliser un gâteau de mariage destiné à un couple gay revient donc à «exprimer son approbation face au mariage homosexuel».
Ces trois raccourcis logiques sont tout à fait contestables et soulèvent plusieurs questions des plus délicates. Les salons de coiffure pourraient-ils dès lors refuser des personnes gays en invoquant la liberté d’artiste? Qu’en serait-il des joailliers créateurs d’alliances? Les vendeurs de tables et de chaises seraient-ils en mesure de s’abstenir en invoquant leur «participation active à la cérémonie de mariage»? Quid des traiteurs? Les aliments peuvent-ils «véhiculer un message», eux aussi? Phillips a, par le passé, refusé de réaliser des cupcakes pour la cérémonie d’union d’un couple lesbien. Est-ce que les cupcakes «expriment l’approbation» du pâtissier «face au mariage homosexuel»? Et si ces cupcakes s’avéraient dégoûtants? Faudrait-il y voir le symbole d’une désapprobation anti-homosexuelle?
La jurisprudence actuelle permet d’offrir la même réponse à toutes ces questions: aucun commerce ne peut pratiquer la discrimination en invoquant le premier amendement, et ce parce que «la Constitution ne garantit en aucune manière le droit de choisir» ses clients et clientes, comme l’a affirmé la juge de la Cour suprême Sandra Day O’Connor en 1984. Une décision unanime de la Cour suprême a élargi cette disposition en 2006 avec l’arrêt «Rumsfeld v. FAIR», qui dispose que les lois anti-discrimination sont autorisées par la Constitution dans la mesure où elles se contentent de réglementer le comportement, et ne représentent qu’une contrainte «mineure» pour la liberté d’expression. La Cour notait alors que le Congrès américain pouvait «interdire la discrimination à l’embauche reposant sur des critères raciaux. Empêcher un employeur d’accrocher un écriteau “On n’embauche que des Blancs” ne revient pas à réglementer son expression: la loi ne fait que réglementer sa conduite».
Le premier amendement à tout-va
Le juge Clarence Thomas n’est visiblement pas de cet avis, comme le prouve sa vision de l’affaire «Masterpiece Cakeshop». Si l’on suit son raisonnement, l’interdiction des annonces d’embauches uniquement destinées aux personnes blanches est une entorse à la liberté d’expression, et non la simple réglementation d’un comportement –et il faudrait donc la considérer comme une censure gouvernementale. Les lois anti-discrimination qui encadrent l’expression des citoyens devraient donc faire l’objet d’un contrôle des plus stricts, à l’aune du premier amendement.
L’opinion du juge Thomas entre ici de plain-pied dans le domaine de l’étrange. Le contrôle le plus strict épargne uniquement les lois correspondant à des intérêts gouvernementaux bien précis. On pourrait s’attendre à ce que l’éradication de la discrimination dans les commerces constitue un intérêt gouvernemental de premier ordre –la Cour suprême l’a spécifié en toutes lettres. La Cour d’appel du Colorado s’était appuyée sur ce raisonnement, arguant qu’un État américain était en droit d’interdire une pratique discriminatoire pour défendre une minorité contre «l’humiliation, la frustration et l’embarras» public. Le juge Thomas ne voit pas les choses de cet œil: il affirme que ces justifications sont «complètement étrangères à notre jurisprudence relative à la liberté d’expression», et qu’elles «pourraient permettre au gouvernement de réprimer la quasi-totalité des formes d’expression à son gré». Il souligne que la Cour se «souciait peu des concepts de “dignité” et de “stigmate”» lorsqu’elle a protégé l’édification de croix enflammées et les propos racistes virulents.
Il s’agit là d’une comparaison totalement spécieuse. La Cour suprême protège uniquement les propos racistes prononcés en privé; elle a toujours fait barrage aux efforts visant à protéger les propos racistes sur le lieu de travail ou dans les espaces commerciaux. Elle opère cette distinction pour une raison précise, justement occultée par le juge Thomas: le gouvernement a tout intérêt à éradiquer la discrimination visant la clientèle et les employés et employées appartenant à une minorité. Cet intérêt de premier ordre est en revanche absent lorsque le Ku Klux Klan se réunit dans une propriété privée.
En évacuant cette distinction, Thomas remet en question la légalité de la quasi-totalité des lois anti-discrimination existantes. De fait, ces mesures limitent systématiquement la liberté d’expression: elles empêchent employeurs et employés de manifester leur intolérance, et les forcent souvent à promouvoir une idéologie qui les rebute peut-être profondément –l’égalité sur le lieu de travail, par exemple. Si Clarence Thomas avait les coudées franches, ces lois seraient immédiatement jugées anticonstitutionnelles. Un employé antisémite pourrait insulter des clients juifs à loisir. Un patron sexiste serait libre de faire des commentaires misogynes au bureau. Et un recruteur raciste pourrait alors bel et bien mettre en vitrine son écriteau «On n’embauche que des Blancs». Le premier amendement protégerait ces propos, tout comme il protège –selon Thomas– le refus du pâtissier Jack Phillips d’accepter les commandes de couples de même sexe.
À LIRE AUSSI Quand les Nazis arrivent en ville
Soulignons que le juge Gorsuch est le seul à avoir appuyé cette opinion radicale. Manifestement, la majorité de la Cour suprême ne semble pas vouloir s’attaquer au cœur des droits civiques modernes. Il est toutefois troublant de voir cette minorité de juges chercher à anéantir des mesures qui ont permis l’épanouissement professionnel d’un nombre sans précédent de minorités. L’opinion majoritaire du juge Kennedy a certes remis ces questions sensibles à plus tard, mais les idées de Clarence Thomas pourraient faire leur chemin d’ici là. Si la chose devait se produire, c’est un système entier qui s’effondrerait du jour au lendemain: un système chargé de garantir l’égale dignité de chacun et chacune sur le lieu de travail.