C'est l'histoire de Lucie, 25 ans, enseignante et obèse
Égalités / Santé

C'est l'histoire de Lucie, 25 ans, enseignante et obèse

Temps de lecture : 20 min
Daphnée Leportois
Catherine Grangeard

Slate publie les bonnes feuilles du roman «La femme qui voit de l'autre côté du miroir».

Lucie a 25 ans et son poids la range, selon les médecins, dans la catégorie des obèses modérés. Elle songe à la chirurgie bariatrique.

Voilà le point de départ de La femme qui voit de l'autre côté du miroir, cosigné par Daphnée Leportois, journaliste, et Catherine Grangeard, psychanalyste, qui sort aux éditions Eyrolles ce 7 juin 2018. Un roman aux allures de chronique sociétale et de journal intime.

Nous en publions ci-dessous les bonnes feuilles. Les titres et intertitres sont de la rédaction de Slate.

Tuniques et essayages


Voilà, c’est rangé: l’oignon dans le garde-manger, les pâtes non loin, les tomates, la carotte et la barquette de viande au frigo. D’un pas décidé, Lucie se dirige vers sa chambre. Elle ouvre en grand les portes de son armoire et reste interdite. Pfiou, elle n’a aucune idée de comment s’habiller. Elle est à présent vidée de toute énergie et n’a plus envie d’y aller. Du tout. Qu’est-ce qui lui a pris de répondre qu’elle n’avait rien de prévu ce soir? Tout ça à cause de son sourire charmeur… La petite fossette de son voisin de palier a décoché en elle une affection instantanée. Séduite et prise de court, la voilà dans de beaux draps.

Mais qu’aurait-elle pu trouver comme excuse? Elle n’allait pas mentir, il aurait bien vu la lumière de son salon se refléter dans les fenêtres de l’immeuble d’en face. Quelle gêne! Elle s’autoconvainc: «Allez, ça va être sympa, arrête de tout voir en noir. Avoue-le, t’es hyper contente de pouvoir connaître ce mec!» C’est quand même plus alléchant comme programme que d’échanger de banales politesses avec les Quelconque. De toute façon, elle a accepté et n’est pas du genre à se dédire.

Bon, c’est très bien tout cela, mais elle ne sait toujours pas quelle tenue choisir. Elle pourrait garder ses fringues, c’est vrai, d’autant qu’elle se sent bien dans son T-shirt extra large. Non, non, ça ne va pas: aller chez la psy et à une soirée, ce n’est pas pareil. Et c’est aussi l’occasion de se faire belle. Va pour changer de vêtements mais lesquels? Il ne faudrait pas être trop habillée alors que tout le monde vient en jean et baskets. Elle ne meurt pas d’envie d’être cataloguée davantage. Qu’est-ce qui l’aidera à se fondre dans la masse? C’est compliqué, elle ne connaît pas ce gars. Si, au moins, elle avait prêté attention à la manière dont il était habillé. Mais non, elle a été happée par son visage et ses yeux si rieurs.

«Bon, habille-toi correctement.» Correctement, ça, elle a dans son placard. Pour faire cours et incarner l’autorité, elle possède des tas de pantalons et de T-shirts noirs. Elle porte rarement de chemise: il y a toujours le risque que, de profil, ce type de haut laisse entrapercevoir sa poitrine et son soutien-gorge aux airs orthopédiques. Voire, pire, que le bouton saute. Le noir, elle n’a pas le choix: elle n’est pas beaucoup plus vieille que ses élèves et il vaut mieux éviter toute manifestation de fragilité face à eux. Le noir, ça fait sérieux et, de plus, mincit. Mais de quoi aura-t-elle l’air ce soir si elle enfile l’uniforme professoral? D’une nana trop stricte, en deuil, pas le genre de fille que l’on a envie d’approcher parce qu’elle paraît sympa et sociable.

C’est sûr, si son style vestimentaire crée un fossé supplémentaire entre elle et les autres convives, ils vont la remiser dans un coin. Déjà qu’elle ne connaît personne… Elle voit la scène d’ici: elle, à part, isolée, assise sur un coin de canapé. Les gens seront polis mais préféreront aller saluer leurs connaissances, bière dans une main et miettes de chips dans l’autre. Elle imagine déjà les discussions: «Oh là là, ça fait un bail qu’on s’est pas vus»; «T’es resté longtemps avant-hier au pot?».

Veto sur le noir donc. Seul hic: sa penderie ne contient pas grand-chose de coloré, quelques vêtements pastel, rien de vif, encore moins de flashy. Elle n’a jamais osé se vêtir de façon chatoyante. Elle est à la fois trop et pas assez forte pour cela: son embonpoint attire déjà les regards, nul besoin d’insister avec des couleurs vives. Lucie fouine derechef dans son placard. Elle est à la recherche d’une tenue casual, pour ne pas détonner.

Elle a beau connaître son corps par cœur, à force de s’évertuer à se cacher sous ses vêtements, elle est toujours gênée quand elle voit sa peau flasque, blanchâtre et ponctuée de cellulite.


Réussir à faire oublier son gabarit et ainsi mettre toutes les chances de son côté pour être une invitée comme les autres. «Ce gras m’a plu, euh, n’importe quoi, ce gars m’a plu», se reprend-elle, gênée par son lapsus. Elle doit bien posséder des fringues qui la mettent en valeur en soulignant ce qu’il y a de joli chez elle. Elle met la main sur un ravissant haut évasé, grommelle. Elle n’est pas fan de ses seins, en regarde souvent les vergetures avec désespoir. Ils ont beau être opulents, ils tombent. C’est quand même ce qu’il y a de plus «potable» chez elle et, avec un soutien-gorge bien adapté, sa poitrine a l’air ronde et ferme juste comme il faut. Il y a même des filles qui lui ont dit parfois combien elles étaient envieuses de ses seins. Bingo!

Quoique… Mettre un décolleté, c’est aussi vouloir montrer, exhiber une gorge qui se veut attirante: il ne faudrait pas non plus que le voisin et ses copains n’aient que ça à lorgner. Ça a vraiment le don de l’énerver quand les regards glissent puis s’égarent dans la fente de ses seins. Ça lui rappelle ce mec avec qui elle était sortie quelques mois en licence. Avec lui, elle avait constamment l’impression d’être à un rendez-vous chez le gynécologue tellement il passait son temps à lui palper la poitrine. Porter un T-shirt échancré en sa présence, c’était s’assurer une discussion écourtée et une relation sexuelle pas beaucoup plus longue, d’ailleurs. C’est dans les yeux qu’elle aimerait qu’on la regarde, pour avoir l’impression d’exister en dehors de son corps et de ces deux attributs plantureux que les hommes sexualisent sans gêne.

Quelle prise de tête! Lucie balance le haut sur son lit, irritée. Elle farfouille de nouveau fébrilement dans sa garde-robe, en sort une pile de tuniques moins décolletées et repassées avec soin. D’où ces habits sortent-ils? Elle avait oublié qu’elle en avait autant. Certains ne sont pas si mal. Elle les dépose en tas bien ordonnés à côté du petit haut, tout froissé d’énervement.

Avant de se déshabiller, elle tire vite fait les rideaux. Balance le T-shirt et sa jupe longue ras des chevilles dans le panier de linge sale, se retrouve en culotte et soutif. Qu’est-ce qu’elle déteste son ventre qui recouvre la petite dentelle ornant le pourtour de son slip! Elle a beau connaître son corps par cœur, à force de s’évertuer à se cacher sous ses vêtements, elle est toujours gênée quand elle voit sa peau flasque, blanchâtre et ponctuée de cellulite. Pas étonnant qu’elle ne passe jamais beaucoup de temps sous la douche ni qu’elle ait toujours, pour faire l’amour, rechigné à se déshabiller intégralement ou insisté pour éteindre la lumière. Nue, elle se déteste. En sous-vêtements aussi: l’élastique crée une silhouette encore plus irrégulière, emmaillotant son gras et accentuant les trop-pleins non recouverts de tissu, comme si sa culotte de cheval croulante, ses poignées d’amour gorgées de rancune et ses bourrelets s’apprêtaient à lui sauter à la gorge. Ah là là, elle hait se regarder dans le miroir. Ce reflet lui sape le moral. Ses fesses tombantes, ses seins qui, sans soutien-gorge, s’écrouleraient. Au collège, elle avait entendu des copines raconter que, pour s’assurer que l’on n’avait pas les seins qui tombent, il suffisait de mettre en dessous un stylo. Si celui-ci restait coincé, on était condamnée. Elle avait opté pour une variante de ce test et niché un crayon à papier sous sa fesse. Il était resté calé là, n’avait pas bougé. Verdict écrasant.

Bon, comment s’envelopper maintenant? Elle enfile une première tunique, lavande, mais elle n’est pas raccord avec sa peau blanche: toutes les veines de son buste ressortent et sillonnent vers l’embouchure de son décolleté. Elle retire la tunique en vitesse, la laisse glisser à terre. Next one. Elle en endosse une vert ficus. Le tissu satiné la compresse à l’aisselle. Risqué. Ça la fait déjà suer. Elle laisse tomber fiévreusement le vêtement. Au suivant. Bleu nuit. Boudinée au niveau des hanches sans même avoir enfilé de pantalon. Elle continue d’essayer fringue après fringue, à la va-vite. Rien ne lui va.

Le tas s’accumule à ses pieds. Elle a une soudaine envie de pleurer. Elle se sent comprimée dans des vêtements qui étaient encore à sa taille il y a quelques mois. Abattue, elle s’assied sur son lit. «Qu’est-ce que j’ai été conne d’accepter, je n’ai rien à me mettre…» L’étau se resserre dans sa poitrine. Elle songe avec regret que, si elle avait rencontré plus tard le charmant voisin, après l’opération, elle aurait eu toutes ses chances. Là, c’est mort.

Régime et collègues


À midi, elle est éreintée. En prenant la direction de la cantine, elle traverse le réfectoire où s’agitent les élèves: elle passe à côté de Nathan, le voit fixer avec désespoir le chiffre au fond de son verre. À lui la lourde tâche d’aller remplir le broc d’eau. Elle ouvre la porte vitrée de la salle dédiée aux adultes, il y a une place libre en bout de table, à gauche de Nathalie, une prof de physique-chimie toujours enthousiaste et un peu plus âgée qu’elle. Lucie l’apprécie, elle et son énergie contagieuse. Chaque année, sa collègue est partante pour organiser des sorties scolaires à la Cité des sciences. Elle aime montrer aux élèves les applications concrètes des formules qu’ils apprennent sur leurs paillasses. Eux apprécient ces sorties qui les aident à mémoriser les cours et à moins hésiter durant les contrôles. Nathalie lui fait signe de la main de se joindre au groupe. En face d’elle, se tient Hugues, le prof de techno, et à sa gauche Fiona, une prof d’arts plastiques passionnée, vers laquelle les regards et les oreilles de l’ensemble de la tablée sont tournés. Des gens plutôt sympathiques en général.

Lucie, son plateau en main, s’approche d’eux et le niveau sonore baisse soudainement d’un ton. Fiona termine sa phrase en chuchotant presque: «C’est vraiment une appli géniale, je m’en sers à tous les repas maintenant.» Un ange passe. Lucie comprend. Ses collègues doivent parler régime et calories et n’osent pas continuer en sa présence. C’est un peu comme parler à quelqu’un de course à pied alors qu’il circule en fauteuil roulant. Elle sait bien qu’à leurs yeux son poids est un fardeau. Un handicap. Une maladie. Une affection gênante. Une honte aussi.

«- Assieds-toi, Lucie, je t’ai gardé une place, lui signale Nathalie, en désignant la chaise à sa gauche.
- Merci, Nath, c’est sympa. Salut, tout le monde!»

Elle entame son entrée en silence. Le jaune de l’œuf dur est à peine coloré; aucun intérêt en bouche. La mayonnaise industrielle, elle, a un arrière-goût acide. Elle aimerait bien agrémenter ce repas en collectivité d’un sujet de conversation délectable. Rien ne lui vient. Elle ne va pas leur conter ses mésaventures de la matinée. Au bout d’une minute et quelques de mastication, la curiosité finit par être plus forte et c’est Hugues qui craque le premier en tendant vers Fiona son assiette où fume une grosse part de lasagnes.

Elle n’a qu’une crainte, qu’on finisse par lui demander «Et toi? Qu’est-ce que tu en penses?». Sous-entendu «toi qui es grosse».

«- Alors, c’est combien de calories ce plat d’après ton appli?
- T’as vraiment envie de savoir? rigole Fiona, son portable en main, prête à photographier les lasagnes.
- Nan, mais vous savez bien que tout ça, c’est des conneries, intervient Annie, une collègue de SVT, assise face à Fiona.
- Ça doit être ton côté vieux jeu… Tu ne fais pas confiance à la technologie, c’est ça? s’amuse Hugues, un sourire ironique aux lèvres.
- Parce que, toi, ça t’amuse de voir fleurir des applications qui mesurent tout et n’importe quoi? rétorque Annie du tac au tac. Vous vous rendez compte que vous leur fournissez des tas de données personnelles? Perso, ça me fait pas rigoler du tout quand je vois nos élèves s’extasier devant une appli qui permet de faire des selfies où on paraît jusqu’à 7 kilos de moins! Un bel usage des algorithmes, hein? Pour moi, ton appli, Fiona, désolée, mais elle est à ranger dans le même sac: elle te vend un meilleur toi-même et te déconnecte de la réalité.»

Fiona se vexe: «- Mais ça n’a rien à voir. Moi, cette appli, elle m’aide. Ça me permet de prendre conscience des aliments que j’ingère et de changer mon rapport à la nourriture…
- Ah ça, pour changer ton rapport à la nourriture, ça va le changer, la coupe Annie, catégorique. Tu vas devenir obsessionnelle du comptage calorique. Tu parles d’un rapport sain avec la nourriture. Manger, ce n’est pas uniquement combler des besoins caloriques en les listant et en les cochant un par un. Sinon, on se nourrirait tous par intraveineuse ou avec des gélules et fini le moment du repas.
- Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, proteste Fiona.
- Ton appli-miracle, ma cocotte, c’est du bidon. Ne me dis pas que tu passes ton temps à photographier chaque aliment que tu t’apprêtes à manger! C’est n’importe quoi, poursuit Annie, d’un ton sans appel. Je ne vois pas où est le plaisir là-dedans, on ne voit plus que les interdits.
- Alors, tu conseilles quoi? D’en revenir au bon vieux régime?
- Ah ça, surtout pas, c’est totalement contre-productif: à terme, on ne fait que prendre du poids. Et je parle d’expérience: quand j’étais jeune, je faisais un régime chaque printemps pour pouvoir oser m’afficher en maillot de bain.
- En maillot de bain? Mais ce n’est pas toi qui vantais les mérites des clubs naturistes l’autre jour? l’asticote Hugues.
- Oui, eh bien, j’étais encore jeune et prude à l’époque… rétorque la doyenne avec espièglerie. Eh bien, tu sais quoi? Chaque année, belote et re-boulotte, je reprenais le poids que j’avais perdu l’été. Pourquoi, à ton avis?
- Parce que, à l’époque, il y avait vraiment des saisons et des hivers rudes et qu’il fallait te protéger du froid sous une couche de graisse, la taquine le jeune prof de techno.
- Dis donc, ça t’arrive de rester sérieux? Je date quand même pas de l’âge glaciaire! commence à s’énerver Annie. Je reprenais des kilos parce que c’est sur cette pente ascendante que te conduisent les régimes à la longue. Tu te prives un temps, tu maigris, tu te réjouis de voir les chiffres descendre sur la balance, maintenant sur ton appli, tout le monde te complimente pour ta bonne mine. “Mais dis donc, tu n’aurais pas perdu du poids? Oh, comme ça te va bien, ça met en valeur ton visage!” Blablabla. Le souci, c’est qu’il y a bien un moment où tu dois de nouveau te nourrir. Tu ne peux pas te restreindre à vie! Et comme ton corps n’y comprend plus rien, que tu ne sais plus reconnaître quand tu as faim ou non, tu manges plus que de raison. Forcément, tu regrossis.
- Élémentaire, mon cher Watson, déclare Hugues qui lui tire son chapeau. Frustration rime avec transgression!»

Depuis un moment, Lucie écoute sans mot dire. La gorge nouée, plus rien ne passe. Elle n’a qu’une crainte, qu’on finisse par lui demander «Et toi? Qu’est-ce que tu en penses?». Sous-entendu «toi qui es grosse». Elle ne peut pas traverser une journée sans qu’on lui renvoie son poids à la face. Ce matin avec Mathis, c’était carrément violent; là, c’est insidieux. Elle ne sait pas ce qui est pire. Il est urgent que la psy lui signe l’autorisation et qu’elle puisse faire cette opération. Et le plus vite possible. Elle va revoir ses priorités. Plus question de se sacrifier: sa révolution personnelle, elle n’attendra pas les grandes vacances pour la planifier. Elle d’abord, ses élèves après.

Les ricanements de Hugues la tirent de ses pensées. Autour d’elle, on discute toujours régime.

«- C’est du délire! se récrie son jeune collègue. Du pamplemousse à tous les repas?
- Oui, parce que c’était censé brûler les graisses, assure Annie. Un régime très tendance mais qui m’a rendue toute mollassonne. J’aurais dû m’en douter, ceci dit. Rien que le nom te mettait l’eau à la bouche: le Beverly Hills. Sauf que, moi, j’étais persuadée que j’allais ressembler à une starlette de Hollywood. Évidemment, vous vous en doutez, je ne me suis pas transformée en pin-up! Mais vous savez désormais pourquoi j’ai un peu de mal avec les demi-pamplemousses de la cantine.
- Tu m’étonnes! opine Hugues.
- Attends, attends, s’immisce Fiona. Il y a aussi eu un régime hyper à la mode, ma mère le suivait quand j’étais petite, celui avec les œufs durs.
- Oui, le régime Mayo, confirme Annie. Et pas Mayo, comme mayonnaise… Testé, désapprouvé!
- Ne me dis pas que, là aussi, c’était à chaque repas? s’épouvante Hugues.
- À ton avis… Six par jour, si je me souviens bien. Et, avec ça, il fallait boire seulement du thé et du café. J’avais le cœur qui battait à tout rompre. Pas de gras, pas de féculents, pas de laitages. J’étais faiblarde, je n’ai pas réussi à tenir plus d’une semaine, je crois.»

Lucie affiche un sourire de façade. À l’intérieur, elle n’en mène pas large. Elle se revoit tester les régimes en vogue, dès l’adolescence. En primaire, elle avait bien essayé de s’astreindre à une alimentation plus légère pour faire plaisir à sa mère, mais les surveillants à la cantine lui faisaient les gros yeux si elle ne terminait pas son assiette. Heureusement, au collège, il y avait le self. Libération! Personne ne lui forçait la main pour prendre une entrée, encore moins un dessert, même si c’était tentant de préférer l’éclair au chocolat étincelant à la banale pomme. Finir son plat? Pas obligé non plus. Elle reposait son plateau l’assiette à moitié pleine. Une once de gêne face aux silencieuses dames de service qui allaient jeter les restes, elle ne voulait pas qu’on la prenne pour quelqu’un de mal élevé. Mais l’objectif en valait la peine: la poubelle plutôt que ses fesses et son ventre.

Pendant la journée, elle faisait de son mieux mais finissait toujours par craquer. Par glisser ses pièces de monnaie à la pause dans la fente du distributeur automatique. Dépenser son argent de poche, engranger des calories. L’inverse de son projet initial. À chaque écart, sa meilleure copine revenait: la culpabilité. Preuve de son manque de volonté. Elle était faible, de corps et d’esprit, incapable de s’imposer des privations… Affamée, en état d’hypoglycémie, elle finissait toujours par suivre la pente glissante, qui l’entraînait vers une cannette de soda ou une barre énergétique caramélo-chocolatée. À la maison aussi, sa mère, avec une tête de BN au rictus inversé, le lui faisait bien comprendre en s’écriant qu’il manquait dans le placard un paquet de Petit-Beurre ou de Petit Écolier et qu’elle devrait se priver de pain et de fromage au dîner.

Annie a beau témoigner de ses propres errances et du caractère illusoire des régimes, Lucie lui en veut de badiner avec un tel sujet. Pour ses collègues, ce moment de discussion est un amusement, une bagatelle; pour elle, c’est encore un supplice de se remémorer tous les régimes qu’elle a laborieusement essayés. Elle a l’impression qu’ils ignorent ses tourments, comme si son vécu était insignifiant, méprisable. Pour elle, c’est une pression permanente. Les entendre discuter de la sorte l’isole gravement. Elle se retranche au fin fond d’elle-même. Maintenant, ils désapprouvent à grands cris le «régime coton», celui qui consiste à avaler une boule de duvet soyeux trempée au préalable dans du jus de fruit ou de l’eau, pour qu’elle se gonfle et forme un coupe-faim. Lucie est sûre qu’adolescente elle aurait tenté le diable cotonneux mais n’en dit mot. Elle ravale sa salive, mâche sans conviction ses lasagnes, tièdes et fadasses. Elle se calfeutre en elle-même, pour ne pas être blessée par les éclats de rire sonores de Hugues, qui résonnent comme des coups de couteau intercostaux, et la liste sans fin des régimes expérimentés par la tablée, coups de marteau tassant peu à peu ses épaules voûtées.

Sport et chocolat chaud

D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours honni le sport. Ça a commencé avec le ski. Avant les vacances à la neige, elle avait bien appris à faire du vélo. Elle essayait de tenir en équilibre, en levant le bras droit ou gauche aux intersections, et en s’amusant, lorsque les parents ne regardaient pas, à lâcher quelques secondes le guidon des deux mains. Mais le ski… Pourtant, au début, l’obtention de son flocon lui avait fait l’effet d’un bon point à l’école. Quand elle avait su déraper au lieu de se contenter de faire du chasse-neige, elle avait sauté de joie. Mais ces bons souvenirs avaient été ensevelis sous un brouillard pétrifiant. Pourquoi? Elle veut vérifier. Ses journaux sont toujours sur la table de nuit. Elle se saisit du premier cahier qui lui tombe sous la main, celui en haut de la pile. C’est le numéro 3, celui de l’année de CM1. Elle y cherche les mots «grand-mère» et «grand-père», tombe sur une double page avec un joli dessin au feutre de montagne enneigée entourant la phrase en majuscules «J’ai eu ma deuxième étoile!» C’étaient les vacances de février, elle avait 8 ans et demi. Les pages d’avant, le ton n’est pas le même. Pas du tout.

Le sport focalisait insidieusement l’attention sur son poids, en ayant comme seul objectif de ne pas lui en faire prendre.

«J’en ai marre. Jules est encore rentré exprès dans la salle de bains alors que je sortais de la douche. J’ai pleuré, il m’a vue toute nue et grand-mère a dit que je faisais des histoires. C’est le chouchou. Je le sais. L’autre soir, quand grand-père a vu que Jules et moi étions dans le salon à l’heure où son film commence et qu’il a dit “Et que ça saute, ce n’est pas un horaire pour les enfants”, moi, j’ai obéi tout de suite, “au pas de course”, comme dit grand- père, je me suis dépêchée très vite d’aller me coucher. Mais Jules a continué de traîner en bas de pyjama sur le canapé. Au bout d’un moment, grand-père a fait les gros yeux, et il est allé se coucher. Mais personne ne l’a grondé. C’est l’inverse, même: grand-père lui a dit de faire de beaux rêves et lui a fait un gros bisou. À moi, il ne m’avait même pas dit bonne nuit. Quand Jules fait des bêtises et que je m’énerve, c’est moi qu’on punit, ils disent que je ne suis pas sage. Grand-mère a voulu que je demande pardon parce que j’ai crié des gros mots sur Jules quand il a ouvert en grand la porte de la salle de bains. Je n’ai pas voulu m’excuser, c’est lui qui a commencé, alors elle m’a dit que j’étais privée de goûter: “Ça ne te fera pas de mal, on pourra fermer plus facilement ta combinaison”, elle a ajouté. C’est vrai, ce matin, elle m’a coincé la peau du cou avec la fermeture éclair. Elle a dit en fronçant les sourcils que j’étais trop lente et que ce n’était pas étonnant vu que j’étais potelée. Je n’ai pas pleuré: pleurer, c’est pour les chochottes, grand-père l’a dit! Mais ça m’a rendue triste toute la journée. Maintenant, je suis toute seule dans la chambre puisque je suis punie et je sens l’odeur du chocolat chaud du goûter de Jules. J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim, j’ai faim. J’en ai marre.»

Il y a des traces de doigts marronnasses à cet endroit du journal. Lucie se souvient qu’elle avait mangé une barre chocolatée qui était restée toute la journée dans la poche de sa doudoune et qui avait fondu. Le soir, l’estomac rempli, elle n’avait pas avalé grand-chose, pensant s’attirer par la même occasion les félicitations de sa grand-mère. Raté: celle-ci y avait vu une marque de rébellion et avait été encore plus cassante. Il fallait maigrir et pourtant toujours finir son assiette! Quel environnement verglaçant…

Pas étonnant que Lucie se soit mise à haïr le ski et la neige. Ni que cette détestation se soit peu à peu étendue à toute activité physique. Le sport focalisait insidieusement l’attention sur son poids, en ayant comme seul objectif de ne pas lui en faire prendre. Il était devenu le symbole de ses kilos en trop. Fichus grands-parents! Ils ne l’ont pas aidée, ah non, vraiment pas. Grâce à eux, elle a vu toute sa vie en grosse. En y pensant, la moutarde lui monte au nez. Tiens, elle devrait les remercier, sur le même ton méprisant que sa grand-mère prenait pour lui signifier que ses rondeurs l’incommodaient: «Mais merci bien de m’avoir dit sans cesse que j’étais trop ronde. Non, c’est moi qui vous remercie de m’avoir toujours fait sentir que j’étais de trop. J’insiste, c’était très aimable à vous d’avoir mis tous mes défauts sur le dos de mes kilos. Merci du fond du cœur d’avoir pesé de toute votre méchanceté et de votre indifférence sur mon existence. Vraiment, merci!» Elle ouvre le frigo avec colère, attrape le gruyère et croque dedans d’énervement. À pleines dents.

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