Il est très naturel, lorsqu’on découvre un film, de le rattacher à d’autres déjà connus. Parfois abusive, mais souvent légitime et utile, cette approche risque toujours d'être réductrice: en rabattant l'inconnu sur le connu pour se repérer, on se prive de ce qui était justement nouveau.
Dans le cas du nouveau film de Jafar Panahi, la situation est aggravée par le sort personnel du cinéaste. Non seulement Trois visages est reçu à travers le filtre du sort injuste que subit son réalisateur frappé de lourdes condamnations en Iran, mais grande est la tentation, vérifiée lors de la présentation du film en compétition à Cannes, de le comparer d’une part aux précédents films de Panahi depuis son interdiction de tourner, d’autre part à l’œuvre de son mentor décédé il y a deux ans, Abbas Kiarostami.
Bande annonce de Trois visages.
Ces comparaisons ne sont pas infondées. La présence de Panahi lui-même dans son propre rôle, en tout cas sous son véritable nom, fait écho à Ceci n’est pas un film, Pardé et Taxi Téhéran. Et qu’il conduise une voiture dans des paysages ruraux renvoie à un dispositif dont a fréquemment usé l’auteur de Et la vie continue, Le Goût de la cerise et Le vent nous emportera. Le risque n’en est pas moins grand de passer ainsi à côté de ce qui fait la singularité, et la plus belle réussite de ce film en particulier.
Sur la route sinueuse du temps
Trois visages est bien un voyage. Mais c’est surtout un voyage dans le temps, c’est-à-dire entre trois époques, et un voyage entre les images, entre différents modes d’existence des images.
Jafar Panahi, aux commandes de son véhicule et de son film. | Extrait de la bande-annonce, Memento
La femme et l'homme avec lesquels a lieu ce voyage appartiennent au présent, et au monde des images qui lui correspond. Lui c’est donc Jafar Panahi, aux commandes (il tient le volant) mais surtout au service de sa passagère.
Assumant le rôle du chauffeur à titre amical, le réalisateur Jafar Panahi accompagne la comédienne Behnaz Jafari, vedette de séries télé très populaires en Iran (et du cinéma actuel, aussi bien commercial que d’auteur).
Ce qui les a mis en route provient sinon du futur, du moins de la génération suivante: des images sur Instagram envoyées par une jeune aspirante actrice. Mais aussi un autre rapport à l’image, sous le signe généralisé du virtuel, du simulacre, de la fake news, avec tout ce que cette dimension a de dramatique, traduit par la séquence envoyée, qui montre rien moins que le suicide de l’expéditrice.
Le cinéaste comme conducteur et comme traducteur
À la recherche à la fois d’une personne (qui était cette jeune fille?) et d’une vérité (s’est-elle vraiment tuée?), ils s’enfoncent dans les collines du nord-ouest de l’Iran, paysages immémoriaux, villages traditionnels, représentations d’un autre âge.
Jafar Panahi assume dès lors un autre rôle en plus de celui de conducteur-factotum, celui de traducteur. Rôle pas moins significatif d’une idée de la mise en scène, matérialisée par la nécessité de parler en azéri, la langue turque en usage dans ces régions, et que ne comprend pas Behnaz.
Panahi est effectivement originaire de la région, cette langue est la sienne, mais il se présente également ainsi comme celui qui traduit, rend partageables les paroles des humbles et des sans-voix.
Cela ne va pas aussi sans malentendus, lorsque les paysans découvrent que les visiteurs de la ville ne sont pas là pour s’occuper de ce qu’eux considèrent comme des problèmes de première urgence (le raccordement par une route moderne), mais pour s’occuper d’une demoiselle qui rêve d’art et de sunlight. Ce qui ne leur inspire qu’une indifférence méprisante, sinon hostile.
Une étoile invisible
Dans ce village, mais à l'écart de la communauté, habite une star du cinéma iranien d’autrefois, c’est-à-dire d’avant l’instauration de la République islamique, qui l’a exclue des écrans.
Shahrzad, dont les réels talents d’actrice, de chanteuse et de danseuse ont surtout été utilisés par le cinéma populaire pré-révolutionnaire pour mettre en avant de manière aguicheuse ses appâts physiques, a été bannie des écrans comme la plupart des acteurs et actrices de l’époque du Shah.
Au loin dans la nuit, la star proscrite: une ombre, mais une ombre qui danse. | Extrait de la bande-annonce, Memento
Poétesse recluse, elle incarne à la fois une image du passé et la permanence d’une présence artistique malgré les exclusions du pouvoir –une situation qui, toutes autres choses égales, concerne aussi Panahi lui-même.
La manière dont il fait de l’invisible Shahrzad la troisième héroïne du film, avec l’omniprésente Behnaz et l’introuvable Marziyeh (la jeune fille qui a posté la vidéo macabre) est à la fois un très bel hommage à ceux et celles que les dictatures invisibilisent et à une idée du cinéma où l’essentiel n’est jamais ce qui est montré.
Construit autour des trois figures féminines que désigne le titre, Trois visages est ainsi la mise en œuvre de trois états de l’image, celle très apparente qu’incarne avec énergie et finesse Behnaz Jafari, celle qui hante les mémoires (Shahrzad), celle qu’on fantasme avec peur ou désir (Marziyeh).
Ces images, comme les femmes auxquelles elles correspondent, sont bien réelles. Il n’est pas question ici d’illusion, d’apparence ni de toute cette rhétorique niaise qui depuis le mythe de la caverne accompagne si souvent les récits sur les images.
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Une balade en liberté
Si le film est un voyage, sa trajectoire est celle d'une balade aux incessantes bifurcations. Encore plus sinueux que la route, elle aussi riche de sens, qui mène au village, le récit ne cesse de faire cohabiter, parfois de télescoper des régimes d’image, des époques, des tonalités.
Puisque bien sûr ce «passé», ce «présent» et ce «futur» sont ensemble le monde d’aujourd’hui, ces images sont dans ce même monde –pour l’excellente raison qu’il n’y en a pas d’autre. Y compris lorsque se manifestent des situations «fantastiques», lesquelles tournent surtout autour des fantasmes sexués, très présents dans une société au machisme profondément ancré –par l’islam mais pas uniquement– et dans le cinéma aussi.
Le bonheur du spectateur de Trois visages tient à la fluidité mutine avec laquelle Panahi, comme cinéaste, circule à travers ces thèmes et ces références, s’arrête, digresse, accélère, change de registre comme son personnage change de vitesse.
Émouvant, comique, pamphlétaire, inquiétant, vertigineux, le film se promène entre tous ces états. Il y accède et les partage grâce à cette conscience intime d’une unité du réel avec lequel tous les jeux sont possibles, dès lors qu’ils en éclairent la multiplicité des facettes.
Avec ce nouveau long métrage, Jafar Panahi poursuit assurément son chemin commencé il y a vingt-trois ans avec Le Ballon blanc et dont Le Cercle a été un premier sommet, reprenant assurément le flambeau qu'Abbas Kiarostami avait porté si haut. Mais il le fait d'une façon inventive et actuelle, avec une liberté qui est la plus belle réponse à qui veut l'assigner à quelque résidence que ce soit.
Trois visages
de Jafar Panahi, avec Behnaz Jafari, Jafar Panahi, Marziyeh Rezaei.
Durée: 1h40. Sortie: 6 juin 2018