Société / Culture

Fiches S, carte d'identité et ancêtre du numéro de Sécu, quand Vichy inventait les moyens de surveiller la population

Temps de lecture : 8 min

Après la défaite avec l’État français de 1940, le Maréchal Pétain a répondu aux demandes de l’occupant qui voulait prévenir toute «subversion intérieure».

De gauche à droite: Philippe Pétain, le général Émile Laure, le ministre de l'Intérieur Pierre Pucheux et le directeur du cabinet civil Henry du Moulin de Labarthète sortent du conseil des ministres qui s'est tenu au Pavillon Sévigné à Vichy le 12 août 1941. | AFP PHOTO
De gauche à droite: Philippe Pétain, le général Émile Laure, le ministre de l'Intérieur Pierre Pucheux et le directeur du cabinet civil Henry du Moulin de Labarthète sortent du conseil des ministres qui s'est tenu au Pavillon Sévigné à Vichy le 12 août 1941. | AFP PHOTO

L’insécurité est au cœur des débats de notre société et le fichier S est plus que jamais d’actualité. Contrôler, contrôler, cela n’est pas sans réveiller de vieux souvenirs pour l’historien que je suis. Ce fameux fichier S a un bien triste ancêtre que beaucoup ignorent. Replongeons-nous dans la France de 1936.

Les prémices du contrôle de la population

À l’époque le Carnet B est en vigueur, il recense les Français ou les étrangers soupçonnés d’espionnage ou simplement d’antimilitarisme. Ce sont les préfectures et les gendarmeries qui le tiennent à jour.

En 1936, un jeune fonctionnaire répondant au nom de René Bousquet est nommé chef du fichier central de la Sûreté nationale. Sa mission, coordonner, centraliser, moderniser un outil qui s’avère indispensable avec la montée des périls. Max Dormoy, ministre de l’Intérieur, a sonné l’alarme et annoncé la présence de «trois millions d’étrangers sur le territoire national».

Ambitieux et féru de modernisme, Bousquet trouve là sa vocation. Il réorganise le fameux fichier de la Sûreté: fichier alphabétique, fichier mécanographique, archives générales, dossiers des étrangers expulsés, dossiers des interdits de séjour, dossiers des évadés recherchés. En quelques années, Bousquet abat un travail considérable et, pour la première fois, la police dispose d’un fichier mécanographique à trous, de machines à écrire spécialisées américaines. Un système de consultation des fichiers par téléphone est mis en place ainsi qu’un monte-charge électrique.

Mais Bousquet inquiète. Son activisme lui vaut autant de soutiens que de solides inimitiés. Son travail sur les fichiers lui donne la réputation de tout savoir sur tous et cela lui donne des ailes. L’efficacité de Bousquet trouve son aboutissement dans la circulaire de juillet 1938 qui fusionne les fichiers civils et militaires pour constituer un carnet B unique divisé en quatre parties: Français soupçonnés d’espionnage, Français soupçonnés d’antimilitarisme, étrangers soupçonnés d’espionnage, étrangers constituant un danger pour l’ordre intérieur.

Et pour compléter le dispositif, le Décret-Loi du 18 novembre 1939 qui prévoit un internement administratif sans décision de justice des individus «dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique» qui seront mis dans des «camps de concentration», une expression nouvelle.

René Bousquet (non daté) | D.R.

La naissance de la carte d’identité

Cet effort pour établir un contrôle rigoureux et centralisé de la population connaît une vigueur nouvelle après la défaite avec l’État français de 1940. Pétain doit répondre aux demandes pressantes de l’occupant qui veut prévenir toute «subversion intérieure».

Poussé par les Allemands, le Maréchal Pétain prend, en octobre 1940, un décret rendant la possession d’une «carte d’identité nationale» obligatoire pour tous les Français. Le «Militarbefehlshaber in Frankreich» exerce une pression permanente sur l’administration française pour que ces cartes soient distribuées dans les meilleurs délais. Un autre décret de 1942 prévoit l’apposition de la mention «juif» sur les cartes délivrées aux «Israélites français et étrangers».

Ce sont les préfectures qui se chargent de cette tâche avec l’aide du Service de la démographie et du Service national des statistiques. C’est ainsi qu’en 1941 se met en place un numéro d’identification unique pour chaque habitant; c’est ce qui est appelé aujourd’hui pudiquement numéro de sécurité sociale. Le premier chiffre annonce le sexe et le statut de l’individu: citoyen français 1 et 2, sujet français indigène non juif 3 et 4, sujet français juif 5 et 6, étranger 7 et 8, statut mal défini 9 et 0. Viennent ensuite l’année et mois de naissance, le code géographique de la commune de naissance et le numéro du registre d’état civil. Ce numéro individuel sert à suivre la remise des cartes d’identité et à en vérifier l’authenticité.

La machine Cruchot appose le timbre à sec sur la photo pour éviter toute falsification. Pour faciliter le travail de la police, une loi du 30 mai 1941 oblige toute personne habitant sur le territoire métropolitain à déclarer immédiatement son changement de domicile. Tout est en place pour suivre à la trace les Français et, plus particulièrement les juifs.

Les Services des contrôles techniques

L’encartement de la population ne suffit à satisfaire Vichy qui veut «sauver la France» en punissant les «coupables de sa décadence» et en instaurant un «ordre nouveau». Vichy a besoin de savoir ce que pensent les Français. L’ouverture du courrier et les écoutes téléphoniques s’imposent tout naturellement afin que le nouvel État soit informé de ce qui se trame en zone libre. Il ne s’agit plus là d’une censure militaire habituelle en cas de guerre mais d’un système d’espionnage politique nouveau.

Le Service des contrôles techniques (SCT) devient l’organe de surveillance de Vichy. Laval confie la direction du service à Bousquet qui en fait un outil redoutable, certes un moyen pour le gouvernement de mesurer les variations de l’opinion publique, mais surtout une arme précieuse pour la police dans la répression des «menées antinationales». Le SCT et les fichiers joueront un rôle central dans l’organisation des rafles anti-juives, notamment celle du Vel d’Hiv chapeautée par Bousquet. Ce service ultrasecret opère à partir des bureaux de poste et des centraux téléphoniques des PTT.

Le SCT dispose d’un département organisation qui s’occupe des moyens matériels mis à disposition, matériel d’écoute, ouverture des courriers, enregistreurs et d’un département exploitation qui s’occupe de la diffusion des interceptions; d’un laboratoire recherche avec des réactifs chimiques à la trace d’encres invisibles, qui photographie les documents les plus importants, refait les cachets brisés, remet en forme les plis endommagés pour les réexpédier.

En 1942, le SCT emploie environ 1.500 agents, en 1944 ils seront 5.000. D’après les rapports du ministère de l’Intérieur, plus de deux millions de lettres sont interceptées chaque mois. Les chiffres du 23 octobre 1942 dont Bousquet fait le bilan en Conseil des ministres révèlent «5.480 agents communistes arrêtés, ainsi que plus de 400 terroristes de marque; plus de 40 tonnes d’armes découvertes; 800 individus inculpés de menées antinationales».

L'ancêtre du fichier S

Le 2 juin 1942, à la demande de Bousquet, Pierre Laval, en tant que chef du gouvernement, s’adresse à tous les préfets de la zone libre pour leur faire part d’une décision importante. Bousquet l’a convaincu qu’il fallait réformer d’urgence les procédures encadrant les fichiers de police. Bousquet connaît toutes les faiblesses du Carnet B qui est devenu un millefeuille difficile à utiliser.

En tant que Secrétaire Général de la Police, il a la responsabilité d’assurer l’efficacité du renseignement policier qui repose sur des fichiers, des interceptions et des informations venus d’indicateurs. La montée des périls impose de nouvelles initiatives. D’autant qu’«en cas de subversion grave de l’ordre public, l’organisation compliquée du Carnet B ne permettrait matériellement pas aux services de police d’effectuer avec la promptitude désirable les arrestations prévues».

Laval abroge donc les circulaires concernant le Carnet B et annonce la création d’une nouvelle liste qui sera nommée «Liste S» et bientôt «Fichier S». Il demande donc aux préfets d’établir un fichier S «des individus que considérés comme dangereux pour l’ordre public (tels qu’agitateurs et propagandistes extrémistes) en évitant les individus simplement suspects».

DR

La circulaire secrète explique ensuite que cette liste pourra comprendre des individus déjà inscrits au Carnet B et que les préfets pourront demander l’aide des autorités militaires en ayant toujours à l’esprit qu’il ne faut y inscrire que les individus dangereux. «Les opérations d’arrestation ne s’effectueront rapidement que si la Liste S est courte.» Des fiches blanches seront utilisées pour les étrangers et des fiches bleues pour les Français.

Bousquet termine, car c’est lui qui signe la circulaire par délégation de signature de Laval, en demandant que les préfets envoient leur liste pour le 30 juin dernier délai. Le fichier S comme Sûreté de l’État est né et il sera très rapidement opérationnel.

Une panoplie complète d’outils de contrôle

Après des années d’efforts, Bousquet dispose ainsi de toute la gamme des moyens de surveillance généralisée. Un outil unique d’identification lié à la carte d’identité et intégrant le statut spécial de «juif»; un ensemble de fichiers dont le fameux fichier S; une récolte systématique d’informations par les services de police et par l’interception du courrier et du téléphone (SCT).

Les fichiers servent à cibler les suspects dont le courrier et le téléphone seront écoutés; le résultat des interceptions permet d’enrichir les fichiers existants et de créer de nouvelles fiches. Heureusement pour les résistants et les juifs visés, la distribution des cartes d’identité prendra du retard, les policiers ne se montreront pas toujours très zélés lors de leurs enquêtes et les Français manifesteront souvent une certaine prudence dans leur correspondances.

Malgré cela, l’ampleur et l’efficacité de la répression des polices de Vichy et de l’occupant, repose plus sur cet outil de surveillance entièrement nouveau que sur les infiltrations d’agents doubles et l’utilisation des dénonciations.

La triste légende qui racontait que la police et les Allemands ont été inondés, pendant toute l’Occupation de lettres de dénonciations sert en fait à masquer une réalité historique beaucoup plus inquiétante et qui n’est pas à l’honneur de l’administration. L’État et la police française ont disposé dès 1940, d’un appareil de contrôle et de surveillance sophistiqué dont les Allemands ont largement profité et qui a joué un rôle essentiel dans les rafles de juifs comme dans le démantèlement de la Résistance.

Combien d’arrestations, combien de déportations peuvent être imputées à l’utilisation des fichiers, aux interceptions postales et téléphoniques de Vichy? La réponse est difficile. Les Allemands ont laissé le régime de Pétain exercer ce contrôle parce qu’ils recevaient régulièrement le résultat de ces investigations policières. De la même manière, ils suivaient les procédures judiciaires, assistaient parfois aux interrogatoires et n’hésitaient pas à rentrer dans les prisons françaises pour s’emparer de détenus qu’ils considéraient comme des «ennemis de l’Allemagne».

Une fin qui n’en est pas une.

À la Libération, les autorités ont emprisonné trois dirigeants du SCT particulièrement compromis avec Laval. Le reste du personnel a continué son travail pour le nouveau gouvernement qui lui a donné l’ordre de s’intéresser à une «cinquième colonne nazie» et aux communistes.

De nombreuses nouvelles embauches ont été faites. Les dirigeants collaborateurs n’ont pas été inculpés et ont retrouvé la liberté car la tenue d’un procès aurait eu pour conséquence la levée du secret sur une activité que la France libre considérait comme essentielle pour garantir l’ordre républicain.

En 1946, les restrictions budgétaires entrainèrent des licenciements massifs dans cette activité qui avait perdu une grande partie de sa raison d’être. Il faudra attendre la guerre d’Algérie et la volonté de de Gaulle de surveiller au plus près l’activité des partisans de l’Algérie française et celle du FLN pour que Debré installe le nom de Groupement interministériel de Contrôle, une activité d’écoutes téléphoniques conséquente.
Le GIC se retrouvera au cœur de plusieurs scandales de la Ve République et sera instrumentalisé par François Mitterand pour écouter des centaines de personnalités.

En 1969, un grand fichier sera créé par l'État français, le fichier des personnes recherchées (FPR). Plus de 400.000 noms y sont alors répertoriés dans plusieurs catégories, dont, entre autres, fiches M pour les mineurs, fiche J pour les personnes recherchées par la justice, fiche V pour les évadés et fiches S, pour «Sûreté d'État». Fiches S qui reviennent tragiquement et régulièrement au coeur de l'actualité.

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