Taftalmiss*, Algérien de 28 ans, est homosexuel. Le jeune homme raconte son parcours en plissant le chino bleu qui habille ses jambes longilignes, négligemment croisées sous la table.
Depuis 2015, il est réfugié en France. En 2012, il rejoint la Russie pour ses études d’ingénierie pétrolière. Au moment de son départ, il sait qu’il ne reviendra pas. Son père le bat, il préfère s’enfuir. À Saint-Pétersbourg, il pense avoir rejoint un pays tolérant où l’homosexualité n’est pas un problème. Il déchante et découvre l’homophobie. Un voisin le tabasse après l’avoir reconnu sur une vidéo, filmée lors d’une soirée gay; la police ne fait rien. Il ne sort alors plus qu’en taxi, armé d’une bombe lacrymogène.
Un récit et un entretien pour raconter son histoire
Francophone, l’étudiant décide de quitter la Russie pour Paris, qu’il rejoint grâce à un visa touristique. Épaulé par l’Ardhis, une association spécialisée dans l’accompagnement des migrants LGBT+, il prépare sa demande d’asile.
De son entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), l’institution chargée de statuer sur les dossiers des réfugiées et réfugiés, Taftalmiss* se souvient d’une «agente bienveillante». Il se sent assez à l’aise pour évoquer son rapport à l’homosexualité. «J’ai eu la chance de passer par la Russie avant mon arrivée, ce qui m’a fait découvrir l’existence d’une communauté homosexuelle. Lorsque j’étais à Tizi-Ouzou en Algérie, je ne savais même pas qu’il y avait un drapeau gay», explique le jeune homme en rajustant ses lunettes sur son visage mince.
Demander la signification du drapeau gay, des détails sur la première fois, indiquer les lieux de rassemblements communautaires alors qu’il n’en existe pas dans de nombreux pays, voilà le genre de questions posées par un officier de protection de l’Ofpra.
En 2016, quatre à cinq mille lesbiennes, gays, bi, trans ont déposé une demande d’asile en France –soit 5 à 6% des demandeurs. Elles et ils étaient persécutés du fait de leur orientation sexuelle ou de leur transidentité dans leurs pays d’origine.
Ces demandeurs et demandeuses d’asile doivent emporter «l’intime conviction» de l’officière ou officier de l’Ofpra, dans un récit écrit puis pendant un entretien, «de ses persécutions vécues ou craintes», comme le stipule la Convention de Genève. Difficile pour les agents et agents de discerner le vrai du faux.
La doctrine et les pratiques de l’Ofpra sur la question demeurent opaques et secrètes. Si leur demande est rejetée, les demandeurs et demandeuses d’asile peuvent faire appel à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) dans un délai de trente jours. Le projet de loi asile et immigration prévoit de réduire ce délai à quinze jours.
Questions intrusives
Albert*, rapporteur à la CNDA, chargé de traiter les demandes des personnes déboutées, nous donne rendez-vous sur son lieu de travail, à Montreuil. Au milieu de ces hauts bâtiments de briques rouges baignées par le soleil se nouent quotidiennement une cinquantaine de destins, dont ceux de migrants LGBT+.
Leurs dossiers sont les plus compliqués à traiter pour les agents de l’Ofpra et les rapporteurs de la CNDA. En appel, chaque demandeur ou demandeuse doit fournir de nouveaux éléments pour convaincre les juges: «Plus il y a de détails, mieux c’est: il faut qu’on y soit –comme dans une carte postale. Mais en ce qui concerne les migrants LGBT+, on ne sait plus comment prendre la problématique et quelles questions poser», s’affole le jeune homme.
Comment savoir si une personne est sincère quand une directive européenne de 2013 interdit de poser des questions à caractère sexuel? «Avant, certains agents se permettaient de demander les positions préférées des demandeurs, ce qu’ils avaient ressenti pendant l’acte sexuel», s’indigne Julian Mez, responsable du pôle LGBT du Bureau d'accueil et d’accompagnement aux migrantes et migrants (Baam).
«On m’a dit qu’il fallait qu’il me raconte sa première fois, s’il connaissait les lieux de rassemblement LGBT+ ou les associations qui distribuent des préservatifs.»
«Ces questions sont dures à verbaliser pour ces personnes. Les catégories que nous utilisons en France ne sont pas universelles», explique Amandine Le Bellec, étudiante-chercheure à Sciences Po Paris. Aujourd'hui encore, des questions intrusives restent posées dans le huis clos des entretiens.
Céline Aho-Nienne, officière de protection à l’Ofpra entre 2009 et 2011, se souvient d’un demandeur d’asile LGBT+ originaire de Mongolie. «L’homme, dans son récit écrit, se présente comme homosexuel», indique-t-elle. Elle demande conseil à sa hiérarchie: «On m’a dit qu’il fallait qu’il me raconte sa première fois, s’il connaissait les lieux de rassemblement LGBT+ ou les associations qui distribuent des préservatifs.»
Elle évite la question de la première fois, trop intime. Seulement, le demandeur ne vivait pas en ville, mais «au milieu de la pampa»: impossible pour lui de parler des lieux de rencontre –bars, boîtes de nuit. Pas d’autre alternative, dès lors: elle lui demande d’évoquer sa première relation sexuelle. «C’était à 12 ans, avec son oncle, dans une voiture», lui explique-t-il. «Tu te dis: “merde, t’as pas à demander ça.” Là, j’ai arrêté l’entretien, parce que je ne me voyais pas continuer. L’homme n’est jamais revenu et je me dis encore parfois que cette question était trop intrusive. Mais je ne savais plus quoi demander...»
Récits tout faits à deux cents euros
Si les interrogatoires sont aussi crus et stricts, c’est parce que l’Ofpra fait la chasse aux migrantes et migrants économiques, qui ont fui la misère et qui savent qu’elles et ils ne sont pas prioritaires. Une petite partie se fait passer pour des LGBT+.
«Il faut débusquer les migrantes et migrants économiques. L’Ofpra considère qu’elles et ils ne courent pas de risques à rentrer dans leurs pays. Je pense à titre personnel que si certains prétendent être gays, c’est parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens pour obtenir des papiers», raconte Noé*, agent à l’Ofpra.
«Parfois, j’ai vingt dossiers qui racontent le même récit à la virgule près, c’est dommage, parce que leur véritable histoire aurait peut-être pu leur donner l’asile.»
Des vendeurs de récits profitent de l’aubaine de celles et ceux qui ne savent pas comment convaincre l’Ofpra de leur accorder une protection. Dans les camps de fortune, les histoires se monnaient jusqu’à 200 euros.
Albert*, rapporteur à la CNDA, se désole: «Parfois, j’ai vingt dossiers qui racontent le même récit à la virgule près, c’est dommage, parce que leur véritable histoire aurait peut-être pu leur donner l’asile.»
Une part des migrantes et migrants économiques se tournent alors vers l’Ardhis. Pour filtrer les demandes, l’Ardhis organise des événements collectifs: des visites de la ville, des activités sportives. Les personnes abusant du système sont redirigées vers une association généraliste. «Le but est d’aider au maximum, plutôt que de mettre la personne en difficulté en la faisant mentir», explique Ewa, co-présidente de l’Ardhis.
L’approche s’oppose à celle du Baam, une autre organisation accompagnant les demandeurs LGBT+, qui ferme les yeux sur les cas de mensonges. Pour Julian Mez, coordinateur du pôle spécialisé dans cette association, il faut les préparer «comme des acteurs dans une pièce de théâtre». Une démarche justifiée, selon lui: «Pour nous, tout le monde devrait avoir des papiers. On considère que les migrantes et migrants économiques sont les victimes de nos propres guerres post-coloniales, ou de notre ingérence écologique.»
Taftalmiss*, après avoir décroché ses papiers, est devenu lui-même bénévole à l’Ardhis. De toutes ses connaissances, il ne connaît qu’une personne se présentant comme gay qui n’ait pas reçu l’asile: «Si on n’obtient pas la protection du premier coup, la CNDA la donne quasiment toujours aux demandeurs LGBT+.»
Albert* souffle que si un juge a un doute sur la véracité des propos de la demandeuse ou du demandeur d’asile, il accorde au moins une protection subsidiaire, renouvelable.
Industrie du tri
L’Ofpra et la CNDA font une course contre la montre: les deux institutions doivent rendre le plus de décisions possibles dans un temps imparti. L’agent de l’Ofpra doit rendre deux à trois avis par jour, et celui de la CNDA traiter 325 dossiers par an –un rythme bien trop important pour maîtriser les dossiers. En février dernier, les rapporteuses et rapporteurs de la CNDA ont fait grève pendant vingt-huit jours pour dénoncer ces conditions de travail.
Le CDD d’un officier ou d'une officière de l’Ofpra est annuellement renouvelable, à condition d'atteindre ses objectifs: «Quelqu’un qui donnerait trop d’avis positifs serait épinglé par la direction et ne verrait pas son contrat renouvelé», raconte Céline Aho-Nienne, ancienne agente de protection de l’Ofpra. «Ponctuellement, une personne de la direction générale nous appelle pour savoir s’il on a quelque chose à se reprocher», ajouté Noé*, toujours en fonction.
À ces objectifs stricts s’ajoute une forte pression psychologique: «Les récits de vie touchent à ce qu’il y a de plus dur, de plus terrible chez l’être humain: les viols s’enchaînent après les meurtres et les tortures», détaille Albert*. Conséquence: la plupart des salariées et salariés de l'Ofpra et de la CNDA démissionnent après deux ou trois ans.
Pour conduire les entretiens, les officières et officiers de protection sont guidés par la doctrine de l’Ofpra, des milliers de pages d’instructions précisant la conduite des entretiens avec les demandeuses et demandeurs d’asile, notamment LGBT+.
Malgré ces consignes, la décision demeure subjective; le choix de déterminer si quelqu’un est homo ou non n'appartient qu'à une seule personne. Les retranscriptions écrites des entretiens ne sont «ni signées, ni relues, ni traduites dans la langue des demandeurs», rappelle Céline Aho-Nienne. Difficile alors pour la personne déboutée de préparer sa défense, en cas d'appel auprès de la CNDA.
«Des officiers de protection encore en place attendent des demandeurs d’asile LGBT+ des réponses stéréotypées.»
Pour remédier à l’usage des stéréotypes lors des entretiens, l’Ofpra a sollicité l’Ardhis. Quelques améliorations sont saluées: «Des groupes de travail sur l’homosexualité ont été mis en place», explique Amandine Le Bellec.
Ewa Maizoué, co-présidente de l’Ardhis, ajoute «que Pascal Brice [le directeur général de l’Ofpra, ndlr] s’est engagé à retirer des entretiens la question “Comment avez-vous pris conscience de votre homosexualité?”».
Les avancées sont toutefois à nuancer: «Des officiers de protection encore en place attendent des demandeurs d’asile LGBT+ des réponses stéréotypées.» Des agissements qui «ne confinent pas à la pure malveillance, mais plutôt à une réelle méconnaissance du sujet», selon Ewa Maizoué.
Amendement à la carte des «pays sûrs» de l'Ofpra
L’Ofpra met au point une carte du monde où les pays sont classés en fonction de leur dangerosité. Selon leur pays d’origine, les migrantes et migrants ont plus ou moins de chances d'obtenir l’asile. Sont prioritaires celles et ceux venant de pays en guerre, comme la Syrie.
Seulement, cette carte ne prend pas en compte le respect des droits des personnes LGBT+. L’Arménie est par exemple considérée comme un pays sûr, alors même que l'homophobie y est très forte.
«Tous les États en paix et démocratiques sont considérés comme sûrs par l’Ofpra, qui ne prend pas en compte les problématiques sociétales, comme la persécution des LGBT», explique Noé*.
Retirer de la liste des «pays d'origine sûrs» ceux ne respectant pas les droits LGBT+, c'est l’objectif de l’amendement à la loi asile et immigration déposé par Matthieu Orphelin, député LREM du Maine-et-Loire, et adopté à la quasi-unanimité en avril dernier. Les migrantes et migrants LGBT+ ne pourront plus, en théorie, être renvoyés dans leur pays d’origine si leurs droits n’y sont pas respectés.
Une partie de la classe politique prend progressivement conscience de la multitude des cas du flux migratoire, dont celui des personnes LGBT+ –encore trop nombreuses à être brimées, torturées et mises à mort dans certains pays, comme la Tanzanie ou la Guinée.
À l’image de Moussa, un artiste acrobate guinéen de 40 ans dont le petit ami aurait été brûlé vif devant ses yeux. Sa demande d’asile a été déboutée par l’Ofpra, puis par la CNDA. Refusant de partir, il sera jugé le 12 juin par le tribunal correctionnel de Lyon.
*Les prénoms ont été modifiés.