Mardi 29 mai, la chaîne américaine ABC a annulé «Roseanne», vedette de sa grille de programme et reboot d’une série à succès des années 1990, en réaction à un tweet raciste rédigé par sa star Roseanne Barr. Lorsque le communiqué est tombé, j’étais justement en train d’écrire un papier sur «Roseanne» –et ma théorie était tout autre: j’expliquais qu’il était peu probable que la série soit annulée.
«Roseanne» (qui, soulignons-le, pourrait encore être récupérée par une autre chaîne) était plus qu’un succès: c’était un phénomène d’audience rare, une réussite gargantuesque pour une télé hertzienne en perte de vitesse. La tête d’affiche, Roseanne Barr, n’en était pas à son premier tweet: son compte Twitter est la scène de moult diatribes dérangées et autres prises de bec. Le tweet incriminé concernait Valerie Jarrett, ancienne conseillère du président Obama: «les frères musulmans & la planète des singes ont eu un bébé: vj». En lisant son message, je me suis dit qu’on se contenterait de lui taper sur les doigts; qu’ABC n’oserait pas punir la poule aux œufs d’or, aussi raciste soit-elle.
Capture d'écran du tweet de Roseanne Barr
À la tête d’ABC Entertainment, une femme noire
Je pense que le contre-coup de l’annulation de «Roseanne» ne va pas se faire attendre; la polémique pourrait durer plusieurs semaines –et elle sera menée par celles et ceux qui n’ont pas été particulièrement choqués par le tweet de Barr. Le président Donald Trump, Fox News et Barr elle-même avaient affirmé que la série constituait une victoire pour les Blancs de la classe ouvrière –et ces mêmes acteurs politiques et médiatiques ne se priveront pas de présenter l’annulation comme une attaque contre cette même catégorie de population; comme la preuve que la police du politiquement correct, les médias de gauche et les élites veulent leur peau. Autrement dit, ils essaieront de présenter la chose comme un prolongement du statu quo.
L’annulation de «Roseanne» est pourtant l’inverse d’un prolongement du statu quo. Les dirigeants de la chaîne ont certainement pris en compte ses conséquences financières, mais étant donné la rapidité de leur décision (sans doute accélérée par le passif de Barr en termes de tweets et de positions politiques), j’estime qu’elle était avant tout morale.
Cette décision a été rendue possible par un autre élément –ou plutôt une autre personne– extérieure au statu quo: Channing Dungey, présidente d’ABC Entertainment, première femme noire à diriger une grande chaîne de télévision américaine. Nous ne saurons jamais ce qui se serait passé si une personne blanche avait été à la tête d’ABC ces jours-ci, mais il me semble que cette personne aurait été beaucoup plus susceptible de se contenter de taper gentiment sur les doigts de Barr –et de supporter son éternel numéro de cirque polémique. Channing Dungey a vu son tweet comparant une femme noire à un singe pour ce qu’il était: la sortie de trop.
Une série immorale, mais utile
En écrivant mon papier sur « Roseanne » (lorsque je pensais encore qu’elle ne serait jamais annulée) j’ai essayé d’expliquer l’épineux dilemme que posait cette série: elle était immorale, certes –mais cette immoralité pouvait avoir son utilité. En regardant «Roseanne», les électeurs de Trump pouvaient se sentir écoutés, considérés. La série leur renvoyait une image flatteuse: ils s’y voyaient intelligents, durs à cuire, drôles et dénués de racisme, comme Roseanne Conner. Aussi faux et mensonger soit-il, ce fantasme était peut-être une réponse efficace au schisme de l’Amérique d’aujourd’hui; une soupape de décompression pour les électeurs de Trump doublée d’un outil d’observation (relativement peu toxique) pour les progressistes désirant mieux comprendre ces électeurs.
«Roseanne» nous permettait de nous observer sans avoir à échanger. Mais il y a un temps pour l’observation et un temps pour le combat –et parfois, la lutte est inévitable. Parfois, la morale passe avant l’utile. Channing Dungey l'a bien compris.