Il y en a qui ont tout prévu et sont déjà en maillot sous leurs habits: il leur suffit d’ôter ces derniers et, hop, à la Superman, les voilà en tenue, parées ou parés pour lézarder au soleil ou se ruer dans les vagues et prendre le risque de boire la tasse. D’autres utilisent leur serviette, qu’ils ou elles enroulent autour de leur taille et, tant bien que mal, galèrent suivant le vent, la topographie et leur sens de l’équilibre à retirer leurs sous-vêtements avant d’enfiler leur bas de maillot de bain sans y faire atterrir du sable –si être une femme a un avantage, celui d’utiliser sa robe ou sa jupe comme cache-sexe, et donc de pouvoir utiliser ses deux mains pour se changer sans être empêchée dans ses mouvements par une serviette de plage très serrée à la taille pour éviter qu’elle ne tombe, la culotte de maillot féminine a aussi l’inconvénient de s’enrouler sur elle-même quand on la fait remonter le long des cuisses et de nécessiter des prouesses supplémentaires pour être bien ajustée sur les fesses et le pubis en toute discrétion.
D’autres encore enlèvent le bas assis sur leur paréo, rapido, ni vu ni connu ou presque –tant pis si quelqu’un aperçoit la raie quand ils ou elles se relèvent en faisant claquer l’élastique sur leurs fesses. Quand d’autres, debout, sans aucun paravent pour les cacher des regards, retirent slip ou culotte, se retrouvent un temps les fesses à l’air avant de mettre bermuda ou bas de maillot. Signe que les pratiques pour se changer sur la plage sont des plus diverses. Pour autant, elles ne sont pas uniquement le reflet d’une préférence individuelle. «La pudeur, c’est historique et social. Ce n’est pas quelque chose qui est individuel ni universel», insiste la sociologue Christine Détrez, notamment auteure de l’ouvrage La construction sociale du corps (Seuil, 2002).
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Exhibition de maillots minimalistes
Loin d’être une seule question de caractère, «la pudeur s’inscrit dans le temps long de l’histoire et un milieu social», poursuit la professeure de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon. Il fut un temps en effet (à la fin du XIXe siècle, pour être précis) où, pour se mettre en costume de bain, on avait, si tant est qu’on fît partie de la classe sociale élevée, son vestiaire personnel, en dur. «Les cabanes de plage avaient pour fonction de se changer à l’abri du regard d’autrui», développe son confrère Gilles Raveneau, qui a codirigé l’ouvrage collectif Anthropologie des abris de loisirs (Presses universitaires de Paris-Nanterre, 2011). Non loin de ces cabines situées entre la promenade bordant le sable et la grève, on trouvait aussi des dressing-rooms roulants, précise Jean-Didier Urbain, qui a rédigé l’ouvrage Sur la plage: mœurs et coutumes balnéaires (XIXe - XXe siècles) (Payot, 2016). Pas besoin alors de traverser la plage: «On se dévoilait au dernier moment, on n’était jamais exhibé au regard public, ces cabines permettaient d’échapper totalement à toute entrée en scène du baigneur».
«Don't be afraid», carte postale de 1910 | Via Wikimedia
Ces vestiaires sur roues, transportant les baigneurs jusqu’à la lame marine ou océanique, ont disparu du paysage balnéaire et les cabines fixes ont changé de fonction, «se transformant parfois presque en résidence secondaire», énonce Gilles Raveneau –en effet, «elles servaient aussi à laisser les ustensiles nécessaires à la plage, comme un parasol, afin de tout avoir sous la main» sur place. Chaque plagiste se retrouve désormais à devoir se changer en plein milieu du sable ou des galets, selon son mode opératoire favori. Ce n’est pas sans raison. Comme le souligne son confrère Jean-Didier Urbain, la population fréquentant les grèves marines ou océaniques a changé: «On est passé d’une population de baigneurs, c’est-à-dire de terriens qui avaient peur de se noyer, à une population de nageurs, de personnes qui prennent plaisir à flotter et nager». Eh oui, «la plage n’est plus le lieu sanitaire et hygiénique que l’on fréquente comme un remède: elle est devenue un lieu de plaisir et de jeu, ainsi que d’exhibition».
D’exhibition, parce que les costumes pour nager se sont faits plus praticables. «Des costumes de ville pour les bains de mer, on est passé au costume domestique, une sorte de pyjama, pour aller dans l’eau, puis à un slip, emprunté au vestiaire de l’enfant, retrace le sociologue. Pour pouvoir flotter, on se dévêt de plus en plus puisque le vêtement alourdit la nage.» En outre, avec l’influence du sport, le maillot se fait plus moulant et minimal. Résultat: la peau se fait plus visible et «on réduit les zones interdites d’exhibition», grosso modo, aux parties génitales (ou du moins aux zones que l’on considère érotiques). En gros, comme on est déjà quasi à poil même en maillot, on ne joue pas les effarouché-e-s dès qu’on voit ce qui est censé rester caché. Parce qu’on n’est plus à ça près.
Rapport au corps pragmatique
En parallèle, le développement du naturisme a aussi joué son petit rôle. «Sans être une pratique collective, il a servi de modèle» et a participé de «la révolution culturelle de notre rapport à notre corps», précise le spécialiste des us et coutumes balnéaires. Il est loin en effet le temps où l’apparition d’un torse nu masculin ou d’une cheville féminine était considérée comme obscène et impudente! Loin aussi le temps de la cabine de plage 100% en tissu, «cette gigantesque chaussette trouée qui permettait de se déshabiller sans être vu», comme la définit de manière imagée Jean-Didier Urbain. Cette sorte de peignoir, qu’utilisait mon défunt grand-père encore dans les années 1990, existe toujours, quelques recherches sur internet suffisent à s’en convaincre, mais elle est loin d’être majoritaire en bord de mer. C’en est fini de «la ritualité de la cabane obscure, sorte de loge dans les coulisses d’un théâtre, où l’on se prépare avant d’entrer sur la scène balnéaire. Cet espace de transition, de sas pour passer du monde des vêtus au monde des dévêtus, a disparu».
«La plage est une sorte de mini-société très tolérante puisqu’on y est en vacances ou en week-end; on y trouve un desserrement des contraintes, on y fait ce qu’on ne se permet pas ailleurs»
Les frontières entre ces deux univers se sont effacées ou sont du moins plus floues, la pudeur n’étant plus la même. Au point qu’il est devenu nécessaire d’édicter des arrêtés pour rappeler aux vacanciers et vacancières qu’il est interdit de déambuler en maillot de bain dans les rues proches du bord de mer, au même titre qu’il est proscrit de se balader en sous-vêtements en ville. Ainsi, «sur la plage, il y a un relâchement socialement attendu, ajoute l’ethnologue Gilles Raveneau. C’est une sorte de mini-société très tolérante puisqu’on y est en vacances ou en week-end; on y trouve un desserrement des contraintes, on y fait ce qu’on ne se permet pas ailleurs».
On peut donc s’y changer et enfiler un maillot sans trop craindre de heurter les gens alentour. «Si l’on voit une fesse nue quand une personne se rhabille, on ne va pas crier au scandale. Imaginez la même situation en pleine rue!» s’amuse le spécialiste du tourisme, des loisirs et du sport en pleine nature. Même les gens qui sont cul nu quelques secondes, le temps de se changer, ne choquent pas plus que ça. «Cela relève d’une innocence fonctionnelle, relève Jean-Didier Urbain. Tout le monde le comprend, c’est de l’ordre de la commodité.»
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Prise de conscience des regards
Sauf que, quand bien même tout le monde ne pousse pas des cris d’orfraie en entrapercevant par mégarde des fesses, une vulve ou un pénis ballant au milieu de corps à moitié dénudés sur leur serviette de plage, les pratiques restent variées suivant les personnes, et parfois aussi pour une seule et même personne. Tout simplement parce que «la pudeur dépend aussi de l’inscription de l’individu dans le contexte interactionniste qu’il est en train de vivre; ces interactions peuvent être juste des regards ou même une coprésence, il ne s’agit pas forcément de remarques ou de rappels à l’ordre», pointe Christine Détrez. «Même lorsque l’on est tout seul, il y a toujours la possibilité que quelqu’un surgisse. L’autre est là, toujours; il faut composer avec ça, la plage étant quand même l’endroit où il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que de se regarder», appuie la psychanalyste Ludivine Beillard-Robert, qui a mené des recherches sur l’habillement.
Si, durant l’enfance, on parcourt la plage vêtu ou vêtue de seuls brassards, avec l’âge, le passage du vêtement au maillot se fait problématique, et inversement. «Une petite fille de 6e m’a dit en séance: “Vous imaginez, ma mère a voulu que j’enlève mon maillot puis mette ma culotte comme ça sur la plage parce que mon maillot était mouillé et aurait mouillé ma robe… La honte!”» relate la docteure en psychopathologie. Et oui, «à la puberté, complète l’anthropologue Nicoletta Diasio, qui a codirigé l’ouvrage collectif Corps et préadolescence – Intime, privé, public (Presses universitaires de Rennes, 2017), l’enfant développe une nouvelle pudeur, les regards des proches sont considérés comme envahissants et l’intimité est soustraite aux regards des membres de la famille». Et plus encore, forcément, à ceux des inconnus sur la plage.
Pédagogie de l’intime
C’est qu’avec la puberté le corps n’est plus totalement désérotisé et l’on prend conscience que l’on se trouve dans un monde dans lequel on peut être regardé ou regardée –pas évident alors que le corps est en pleine transformation. Pour la maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg, «cette pudeur n’est pas qu’un fait psychologique: il y a une injonction à avoir un corps à soi, c’est un apprentissage qui passe également par l’école ou avec les pairs. C’est ce qu’Ingrid Voléry[1] appelle une pédagogie de l’intime, un montrer-cacher où il faut apprendre à mettre en valeur le corps sans pour autant l’exhiber, surtout dans sa dimension sexuelle et érotique». Un commandement qui a une déclinaison particulière pour les adolescentes, pour qui «la crainte que des postures ou des pratiques esthétiques soient interprétées par les adultes et par les autres enfants comme des attitudes de séduction» est accrue.
«À la fin du XIXe siècle, les plages pour femmes et les plages pour hommes étaient séparées. On neutralisait ainsi les tensions et le désir en isolant les individus»
Se changer ne prend donc pas la même ampleur suivant son genre, et pas uniquement parce que le topless attirant différemment les regards suivant si l’on est un homme ou une femme. «La façon dont on se change sur la plage dépend du rapport de chacun avec son corps (comment on l’habite et comment le vêtement l’aide à l’habiter ou non), du rapport aux regards sur son corps (comment on compose avec ces regards et comment l’habit vient permettre de faire en sorte que le regard se porte sur le vêtement et pas sur le corps) et avec le sexuel», ponctue Ludivine Beillard-Robert. Pas étonnant que, «à la fin du XIXe siècle, les plages pour femmes et les plages pour hommes étaient séparées, indique le sociologue Jean-Didier Urbain. On neutralisait ainsi les tensions et le désir en isolant les individus».
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Ne pas vouloir faire de vagues
C’est bien pour cela que l’on ne se changera pas de la même façon suivant la plage où l’on se trouve et que l’on tiendra compte des (in)connus qui nous entourent. D’abord en raison de la distance qui nous en sépare. «Si la plage est relativement déserte, cela posera moins de problème de se dévêtir sans utiliser une serviette qu’en cas de promiscuité, avec des personnes à moins d’un mètre de soi», fait remarquer Gilles Raveneau. Histoire de respecter la zone d’intimité des personnes avec qui l’on partage la plage. Cela dépendra également du type de fréquentation: «Si l’on se trouve sur une plage où des femmes ont les seins nus, on peut se sentir plus autorisé à avoir les fesses nues un instant. Tandis que, s’il y a des femmes voilées, vous savez que vous pouvez choquer. On est ainsi attentifs à son environnement et, par mimétisme, on s’y adapte, on essaye d’être discret et de ne pas, sans mauvais jeu de mots, faire de vagues».
S’adapter, c’est aussi suivre des règles implicites, qui veulent que la nudité, même transitoire, est acceptée… mais dans certaines conditions. «Dans son ouvrage Corps de femmes, regards d'hommes. Sociologie des seins nus, Jean-Claude Kaufmann montre que les femmes qui restent seins nus allongées sur la serviette vont souvent remettre leur maillot si elles se lèvent pour se baigner. Parce qu’il ne faut pas que les seins soient en mouvement et que les chairs bougent. On peut faire le parallèle avec celles et ceux qui se déshabillent sur leur serviette», suggère Christine Détrez. Se changer assis est moins indécent que de le faire debout.
Un avis partagé par son confrère Jean-Didier Urbain: «C’est aussi une question de conduite: c’est moins le corps nu que ce qu’on en fait qui est obscène. L’obscénité s’est déplacée sur d’autres objets, elle n’est pas tant focalisé sur le sexe que sur les poils». Laisser voir une fesse parce que la serviette se relâche malencontreusement autour de la taille passe encore mais une touffe de poils pubiens qui déborde parce que le maillot a été enfilé à l’arrache, là, faut pas pousser! Preuve s’il en est que, que l’on soit plus ou moins pudique, les injonctions sociales viennent façonner nos pratiques les plus machinales.
1 — Ingrid Voléry a participé à l’ouvrage collectif Corps et préadolescence – Intime, privé, public (PUR, 2017) et y a rédigé le chapitre «Pédagogies de l’intime: apprendre la juste distance aux autres et à soi dans les espaces scolaires et de loisirs» Retourner à l'article