Culture

«Quiet People», un film paisible –donc maltraité

Temps de lecture : 4 min

Sensible et intense, le récit du beau film d'Ognjen Svilicic fait tristement écho au destin promis à cette œuvre auprès du public.

Maja et Ivo (Jasna Zalica et Emir Hadzihafizbegovic), ces «gens paisibles» de Zagreb et de partout | Cinéma Saint-André des Arts
Maja et Ivo (Jasna Zalica et Emir Hadzihafizbegovic), ces «gens paisibles» de Zagreb et de partout | Cinéma Saint-André des Arts

Rien ne justifie que ce film croate sorte en France avec un titre anglais. Mais surtout, rien ne justifie qu’un beau film comme celui-ci sorte dans des conditions aussi précaires: une séance par jour, dans une seule salle parisienne.

Il n’est pas le seul à subir semblable traitement, dira-t-on. C’est exact mais, outre que celui-ci est une réussite de cinéma qui rend particulièrement injuste cette obscurité, il se trouve que ce que raconte le film fait étrangement écho à sa propre situation.

Tragédie qui déchire le quotidien

Ivo et Maja sont un couple sans histoire; lui est conducteur de bus, ils habitent un HLM de Zagreb, ont un grand adolescent de fils. Un jour, une tragédie brutale, imprévisible, déchire la trame de leur quotidien.

Ils vont faire face comme ils peuvent à ce qui leur tombe dessus. Ils ne vont pas se mettre à se comporter comme Bruce Lee ou Liam Neeson. Ils ne vont pas se transformer en vengeurs masqués ou en superhéros.

Ils «font ce qu’il faut», vont voir les personnes et les institutions qu’on est censé aller voir lorsque son fils est agressé violemment, puis se trouve dans le coma: l'hôpital, les médecins, la police, les professeurs.

Leur douleur, leur violence est à la mesure de ce qu'ils sont, de ce qu'une tragédie ne les fait pas cesser d'être: des gens paisibles.

Maja, la mère, essaie de comprendre. | Cinéma Saint-André des Arts

Sort injuste

Mais voilà, le scénariste et metteur en scène s’appelle Ognjen Svilicic, les comédiens Emir Hadzihafizbegovic et Jasna Zalica. Vous ne les connaissez pas? Moi non plus. Vous trouvez leurs noms difficiles à prononcer et à mémoriser? Moi aussi. Et alors? Depuis quand cela devrait être une raison pour qu’un film soit confiné à une pénombre injuste?

Cette injustice d'un état général du monde face auquel les protagonistes ne sont pas armés pour lutter est aussi –toutes proportions gardées– celui du film lui-même. Quiet People est un «quiet film», que ne dispose ni du budget publicitaire massif, ni de la célébrité de son auteur ou de ses acteurs pour exister dans l'environement du cinéma actuel.

Ivo, le père, tente de réagir. Mais comment? | Cinéma Saint-André des Arts

Pourtant Svikicic n’est pas un complet inconnu: Quiet People est son cinquième long métrage, il a été sélectionné et primé dans nombre des plus grands festivals du monde (Venise, Busan, Thessalonique…).

Mais une séance quotidienne dans une seule salle –Le Saint-André des Arts, qui avec beaucoup de courage joue les sauveteurs en mer de nombreux films menacés de noyade– est un sort comparable à celui d’Ivo et Maja, frappés par une injustice venue de «nulle part».

Part d'ombre dans un bilan positif

Le cas de Quiet People est tristement exemplaire d’une situation qui ne cesse de se dégrader. Le 27 avril dernier a eu lieu au siècle du Centre national du cinéma la présentation du bilan pour l’année 2017.

La cérémonie a donné lieu à un déferlement de communiqués de victoire et de statisfécits (auto)décernés au cinéma, au cinéma français, au cinéma en France et à l’administration qui s’en occupe. C’est que tous les chiffres annoncés étaient en effet très largement positifs.

Le non-dit de ces annonces, comme de tant d'autres, est qu'il s'agit de moyennes, et que ces moyennes lissent des situations autrement contrastées, voire contradictoires.

Dans la présentation du bilan, il n'apparaît nulle part l’écart de plus en plus grand –en fait le gouffre– qui ne cesse de se creuser entre les bénéficiaires d’un système qui a fait ses preuves, et les laissés-pour-compte de cette stratégie d’ensemble.

Menace sur «le» cinéma

Macronienne en diable, cette approche inégalitaire a pour effet, à terme, de remettre en question… un article défini. Quel sens y aura-t-il bientôt à dire «le» cinéma, quand tout ce qui lui permet d’exister, depuis la conception des films jusqu’à la rencontre des publics, n’aura plus rien à voir selon que vous naîtrez puissants ou misérables?

Cas parmi tant d’autres, le sort de Quiet People –mais il aurait pu s’agir également de films français, par exemple le beau Milla de Valérie Massadian, récemment sorti– traduit ce qui n’est déjà plus le «cinéma à deux vitesses» dont on redoutait naguère l’avènement, mais la formation de deux univers distincts.

Or le système français, dont il y a de multiples raisons de se féliciter, ne peut fonctionner que sur le principe de la communauté de nature et d’intérêts essentiels de l’ensemble des composantes du cinéma, aussi diverses et parfois conflictuelles soient-elles.

Laisser se déchirer ce tissu, ce n’est pas seulement sacrifier des œuvres et des publics qui, pour minoritaires qu’ils sont, existent et constituent des apports essentiels.

C’est aussi menacer les «champions», les «premiers cordées», la partie la plus prospère d’un ensemble qui ne s’est développé que dans la multiplicité de ses approches, de ses styles et des personnalités qui l’incarnent.

Cette évolution n'est pas seulement injuste, et en contradiction avec les raisons d'être d'un Ministère de la culture et de ses services. Elle est, à terme, suicidaire pour l'ensemble de la filière.

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