Culture

Boltanski: artiste «contemporain» ou artiste tout court ?

Temps de lecture : 6 min

Plutôt que de s'enfermer dans un discours sur l'art, Boltanski a toujours préféré aborder les grandes questions de la vie. Et rester modeste.

Il se trouve que j'ai eu envie de dire du bien d'un artiste. Car bien qu'un illustre critique m'assimile à la barbarie anti-intellectuelle ambiante, m'accusant même de soutenir un discours de haine de l'art, il m'arrive d'éprouver un amour débordant pour un artiste, fût-il «contemporain», quand ce qu'il produit arrive à me faire réfléchir, et même, à me toucher...

Christian Boltanski est aujourd'hui l'un des artistes majeurs de la scène contemporaine internationale du Grand Palais dans le cadre de «Monumenta» Il représentera d'ailleurs la France à la Biennale d'art contemporain de Venise en 2011. Invité , carte blanche donnée chaque année depuis 2007 à un artiste qui investit la grande verrière, il expose en parallèle Après au musée MAC/VAL de Vitry-sur-Seine.

Boltanski est un artiste un peu à part: il fait en effet partie de cette infime minorité qui touche le grand public et intéresse les médias au-delà des revues et magazines spécialisés. Ses œuvres suscitent le malaise, la mélancolie, parfois le rire. Mais rarement le dégoût, l'incompréhension ou l'indifférence, qui sont pourtant les réactions qui accompagnent chez la majorité de nos concitoyens l'idée même d'art contemporain. Rien que cette particularité mérite d'être notée. S'il est si populaire aujourd'hui, c'est peut-être tout simplement parce que sa conception du rôle de l'artiste est restée fidèle à quelques idées universelles: parler de la vie, raconter une histoire, provoquer une émotion...

«Les bons artistes n'ont plus de vie»

Boltanski a souvent répété cette phrase pour parler de son œuvre: «Les bons artistes n'ont plus de vie, leur seule vie consiste à raconter ce qui semble à chacun sa propre histoire». L'homme a un talent indéniable: celui de parler de lui en vous parlant de vous. Toute l'œuvre de Boltanski est une tentative de façonner une mythologie personnelle de l'artiste, souvent sciemment faussée, mais toujours crédible. A partir des années 70, il a entrepris le projet de tout conserver des premières années de sa vie. Inaugurée par son livre Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950 (1969), cette démarche a donné lieu à plusieurs travaux. Ainsi il a exposé ses propres souvenirs (ou supposés tels, car souvent il les a récupérés chez des amis ou des anonymes) en vitrine (Vitrines de Références), dans 646 boîtes à biscuit (Les archives de C.B. 1965 - 1988) ou dans un album photos en 1972 (L'album de famille de la famille D.)

Dans cette fusion entre l'homme biographique et l'œuvre, cette manière de prélever une part de soi et de l'exposer, il pourrait ne subsister qu'un narcissisme agaçant et vain, un exhibitionnisme un peu obscène. Or son œuvre est bien plutôt un dialogue noué avec les autres, qui ne lorgne jamais vers le monologue. Quand il se raconte c'est pour évoquer des choses simples qui font sens en chacun de nous: des souvenirs d'enfant (tout le monde a eu une enfance), des vêtements, des photographies de famille... De cette volonté de rester audible pour un public large et pas toujours familier de la création contemporaine, est née une œuvre qui a su trouver un écho universel. Pas besoin d'être juif ni d'avoir eu une famille touchée par la Shoah pour être ému par la série des «Réserves», installations qui utilisent de vieux vêtements d'enfants pour faire naître le sentiment de leur absence, probablement de leur disparition. Il suffit de visiter par exemple la «Réserve de 1990» (Centre Pompidou) pour être saisi d'effroi. Un jour, il y a eu ces gens. Ils ont vécu. A présent c'est fini... Il ne reste que leurs vêtements.

Il en va de même de sa bibliothèque de battements de cœurs humains («Les Archives du coeur»), qui s'agrandit au fil des ans et sera installée sur une petite île japonaise. Ces cœurs (il en a déjà collecté plus de 15 000) seront bientôt des témoins de personnes disparues. Qu'il ne sache rien de la personne qui a vécu n'enlève rien à l'émotion qui s'emparera du visiteur qui entendra battre ce cœur. Comme le vêtement usagé qu'il a beaucoup utilisé, l'archive sonore d'un cœur qui bat est pour l'artiste un moyen d'exprimer la fragilité de la vie. La transformation du sujet vivant en objets (cadavre, effets personnels, archives sonores ou visuelles) l'a obsédé de longue date.

Revendiquer l'émotion

Questionnez les gardiens de musée d'art contemporain sur leur ressenti face à des œuvres auxquelles ils sont exposés à longueur de journée. En général ils vous diront qu'ils restent hermétiques à toutes ces constructions humaines savantes qui les dépassent. Rien de tel avec «Après», exposée au MAC/VAL, parcours lugubre dans un dédale de blocs noirs, vision de l'artiste du voyage après la mort. «Si cela me touche?» m'a répondu la gardienne comme si la question était déplacée, «mais bien sûr, et je n'ai pas le choix de toute façon: la mort, ça nous touchera tous un jour ou l'autre». Et la discussion de dévier sur la catastrophe qui a frappé les Haïtiens. Le parallèle nous paraissait à tous deux évident.

Dans le dispositif Boltanski, qui a progressivement intégré la dimension temporelle, le spectateur est plongé dans l'œuvre bien plus qu'il ne la scrute de l'extérieur. Toucher le public au cœur et aux tripes avant de l'emmener plus loin et le faire réfléchir fait partie de la démarche. C'est le malaise provoqué par les grondements sourds de «Personnes» et l'inquiétude suscitée par le mouvement de ce crochet mécanique qui pioche au hasard dans un tas de vêtements que les visiteurs du Grand Palais ressentiront, avant même que les questions métaphysiques liées à la mort ne les assaillent...

Raconter une histoire

«Il y a des artistes qui parlent plutôt de la vie, et d'autres qui parlent plutôt de l'art, moi je suis plutôt un artiste qui parle de la vie».

Tant de pièces contemporaines ne se déplacent jamais sans leurs laborieuses notices d'explication à l'usage d'un public largué. Des interprétations en général d'autant plus appuyées que leur contemplation laisse le spectateur dans un état de perplexité mêlé de la gêne de ne pas être au niveau pour «comprendre». Des œuvres par forcément dénuées d'intérêt mais prétentieuses, qui tournent sur elles-mêmes et ne donnent lieu qu'à d'infinis discours tautologiques sur l'art et sa raison d'être au XXIè siècle (même si l'utilité d'un mode d'emploi pour décrypter une œuvre d'art n'a rien de propre à l'art contemporain). Avec Boltanski, rien de tel. La découverte de l'œuvre est d'abord l'occasion de filer tout droit vers son propre monde imaginaire, stimulé par celui de l'artiste. Dans Art Press (supplément au numéro de janvier 2010), l'artiste parle d'œuvre qui reste ouverte, laissant au spectateur le soin de réécrire le scénario avec sa propre sensibilité: «chacun peut terminer le poème ».

Et peu importe le médium, pourvu qu'on nous raconte quelque chose d'intéressant. Le critique Serge Lemoine a écrit à propos de Boltanski: «Son travail se présente comme la continuation de la peinture par d'autres moyens. Une peinture au reste figurative, et qui raconte». Quelle que soit la forme adoptée, picturale, plastique, théâtrale, conceptuelle, dans une œuvre de Boltanski on écoute toujours une bonne histoire avant même de rechercher un discours. On en oublie même l'incontournable «mais qu'est-ce qu'il a voulu dire?» caractéristique de cette bonne volonté culturelle de classe moyenne, toujours avide de décryptage et d'analyse. Le temps de la réflexion pourra toujours venir, plus tard.

Ne pas succomber à la dérision

Dans Le Monde l'artiste déclarait récemment qu'il aurait pu simplement mettre un verre d'eau au milieu de la verrière du Grand Palais, mais qu'il en avait «marre de ces niaiseries conceptuelles». La beauté de l'œuvre de Boltanski est aussi d'avoir su éviter la dérision facile qui, de Warhol à Koons, incarne une époque ou à peu près tout est second-degréisé, renversé, ironiquement cité... Cette dérision qui met les rieurs de son côté et attire le buzz mais reste, au final, désespérément creuse. Et s'il sait jouer de la provocation, mettant par exemple sa vie en viager dans le cadre d'un incroyable pari avec un collectionneur australien, le jeu a chez Boltanski quelque chose de sérieux et même de grave, la mort de l'artiste ayant été intégrée à son œuvre ultime.

Boltanski dit souvent qu'il n'est pas un artiste contemporain ou post-conceptuel mais simplement un artiste, doté d'une vision finalement assez classique de l'art et de son rôle. Cette accessibilité a la vertu de rendre le public intelligent. Et ce n'est pas le moindre des mérites, pour un artiste qui se veut exigeant.

Jean-Laurent Cassely

Monumenta 2010 - Personnes, Grand Palais - Paris, du 13 janvier au 21 février

Après, musée Mac / Val - Vitry-sur-Seine, du 15 janvier au 28 mars

Le documentaire Les vies possibles de Christian Boltanski est rediffusé gratuitement sur le site d'Arte jusqu'au lundi 25 janvier

Image de une: Détail de l'exposition «Personnes» de Christian Boltanski pour Monumentaau Grand Palais in Paris

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