VLADIVOSTOK, Russie - Ce qui frappe tout d'abord à Vladivostok, c'est le caractère radicalement russe de la ville. On a beau se trouver à plus de 6.400 kilomètres de Moscou, mais à moins de 965 kilomètres de Tokyo et à quelques heures de voiture de la Chine et de la Corée du Nord, on peine à détecter les signes d'influence asiatique au milieu des grands ensembles de béton, des monuments soviétiques et des habitants en très grande majorité blancs. Mon interprète, guide touristique à ses heures, m'a d'ailleurs confirmé que ses clients étaient souvent déçus par l'aspect «si peu asiatique» de Vladivostok.
La Russie n'a jamais lésiné pour s'assurer le contrôle de cette pointe du continent. Fondée par l'Empire en 1859, Vladivostok devint le célèbre terminus du Transsibérien, puis, sous les Soviets, une base navale fermée aux étrangers qui acquit l'architecture distinctive qu'elle présente aujourd'hui: des immeubles de béton perchés dans des collines escarpées et luxuriantes, face à l'océan Pacifique.
La «porte vers le Pacifique»
Mais l'identité russe de Vladivostok est en passe d'évoluer sous la volonté affichée de Moscou de faire de la ville le symbole de son ouverture à l'Asie. Qualifiée de «porte vers le Pacifique» par Vladimir Poutine, l'agglomération a ainsi été choisie pour accueillir le prochain forum de coopération économique Asie-Pacifique (Apec) en 2012, et elle bénéficiera à ce titre d'ambitieux projets de rénovation urbaine comprenant la construction d'hôtels de standing, de ponts et de routes.
Mais cette «porte» devrait tout de même rester jalousement gardée car, face à une Chine de plus en plus puissante, Moscou n'entend pas perdre son emprise sur ces terres stratégiques à la population de plus en plus clairsemée.
La partie européenne du territoire semble très, très loin d'ici. Quand les bureaux de Vladivostok s'animent, à neuf heures du matin, Moscou est encore profondément endormie, puisqu'il est deux heures du matin là-bas; avec un tel décalage, difficile de faire affaire avec la capitale. Dernièrement, le président Dmitri Medvedev a justement proposé de réduire le nombre de fuseaux horaires du pays de 11 à 3 ou 4.
Le pouvoir central multiplie les initiatives pour renforcer les liens de l'extrême-orient russe avec le reste du pays. Il incite par exemple les Russes vivant dans les anciennes républiques soviétiques, notamment d'Asie centrale, à venir s'installer dans les zones stratégiques mais dépeuplées du territoire, dont la plupart se trouve en Sibérie orientale.
Moscou encourage par ailleurs la population de ces régions reculées à venir visiter la capitale, grâce à des billets d'avion vendus à moitié prix. Mais, pour des raisons obscures, cette ristourne n'est accordée qu'aux moins de 24 ans et aux plus de 60 ans. Ou, comme le formule Svetlana Kosikhina, directrice du département des relations internationales de l'université d'Amour, «aux jeunes qui n'ont pas les moyens de voyager et aux vieux qui n'ont plus la santé».
Limiter les importations
De toute façon, quels que soient les effets que ces mesures ont pu avoir sur les cœurs et les esprits, ils ont certainement été balayés par la récente décision qu'a prise Moscou de réduire drastiquement les importations de voitures japonaises.
Car il n'est pas tout à fait juste de dire que Vladivostok n'a rien d'asiatique: les voitures qui circulent dans les rues sont plus de 95% à avoir un volant à droite bien que, comme dans toute la Russie, on conduise ici sur le côté droit de la chaussée. Le fait est que ces véhicules viennent du Japon et qu'ils alimentent le commerce le plus juteux de la ville: la vente de voitures d'occasion.
Jusqu'au début de 2009, Vladivostok importait chaque année des centaines de milliers de véhicules japonais, pour les revendre dans toute la Russie. Cette activité génératrice de nombreux emplois (les plus optimistes affirment que 100.000 des 600.000 habitants de la ville travaillaient d'une façon ou d'une autre dans l'automobile) fournissait à la population des voitures bon marché et de qualité.
Soit dit en passant, j'ai demandé à plusieurs conducteurs de voiture dont le volant est à droite si cela ne leur semblait pas dangereux; doubler, par exemple, doit être plus périlleux. Mais tous m'ont affirmé qu'il n'y avait absolument aucun problème. On m'a même soutenu que le volant à droite était plus sûr et plus pratique pour les créneaux. Les chiffres officiels font toutefois ressortir une réalité différente: les voitures dont le siège conducteur est à droite ont deux fois plus de risques d'être impliquées dans un accident.
Le gouvernement russe a donc décidé de sévir, afin de redynamiser le marché automobile intérieur. Début 2009, les droits de douane sur les voitures importées ont été augmentés, ce qui a provoqué de si virulentes protestations que le pouvoir a envoyé la police nationale anti-émeute dans la région.
Début 2010, Moscou envisage en outre d'interdire l'importation de véhicules sans numéro d'identification. Or, les voitures fabriquées à destination du marché japonais n'en comportent pas. Si en 2009, l'augmentation des droits de douane «a ralenti les affaires, cette nouvelle loi va les tuer», estime Alex, vendeur à La Corne d'abondance, un marché automobile à ciel ouvert installé dans la banlieue de Vladivostok et qui tient son nom des transactions fructueuses qui s'y concluent.
L'an dernier, l'importateur de voitures japonaises VladTrek a dû ramener de 200 à 30 le nombre de ses employés, pour ne vendre qu'un dixième des véhicules qu'il vendait auparavant, témoigne Roman Sultanov, directeur général adjoint de la société. L'homme m'a reçu dans son bureau, où trône un immense calendrier des enchères de voitures au Japon. L'importateur tente de se recentrer sur la vente de pièces détachées pour les véhicules déjà entrés en Russie, mais c'est un commerce beaucoup moins rentable.
Partout où j'ai fait escale avant Vladivostok, j'ai entendu parler de ce problème des voitures importées, qui constitue très souvent la pièce à conviction numéro un dans l'affaire «Moscou contre l'extrême-orient russe». Comme à la frontière américano-mexicaine, on sent souffler un vent libertaire qui soulève un fort ressentiment dès que l'État se fait interventionniste. «[En Sibérie orientale,] on est indépendants», explique Sultanov. «On n'a pas besoin d'aide, mais on ne veut pas non plus que le gouvernement se mêle de nos affaires.»
«Même la Chine est plus libre que nous»
Les conséquences politiques sont très claires. Alors que dans toutes mes autres étapes russes, on ne m'avait accordé des entretiens qu'avec réticence et en m'avertissant de la présence ombrageuse du KGB, à Vladivostok, la population n'a pas hésité à dire, parfois vertement, ce qu'elle pensait du pouvoir central.
La ville résonne de propos anti-gouvernement, et plus encore à La Corne d'abondance, où les affaires sont si mauvaises que les vendeurs n'ont plus qu'à se faire dorer la bedaine au doux soleil automnal en attendant le client.
Selon l'un de ces vendeurs, Poutine voudrait interdire l'importation des véhicules japonais car il détient des actions du principal constructeur automobile russe, AvtoVAZ, et que les voitures importées lui font donc perdre de l'argent. Un autre, du nom d'Andreï, me souffle: «Poutine sait qu'il n'a pas à se soucier de l'extrême-orient russe: une seule usine Lada représente plus d'électeurs que toute la pointe orientale du pays.» Un dernier, Dmitri, pense que le gouvernement veut tout simplement profiter du marché: «Ce commerce ne va pas disparaître, parce que les gens s'arrachent les voitures d'occasion. La question, c'est qui va le contrôler. Jusqu'ici, c'étaient des entreprises privées, mais l'État va probablement mettre la main dessus d'une manière ou d'une autre.»
Sultanov, lui, me dit tout de go: «Je suis contre Poutine. Il est nul, il est de la même trempe qu'Hugo Chavez, Alexandre Loukachenko, ou n'importe quel président de république bananière africaine. Dans le reste de la Russie, les gens ne savent rien, parce qu'ils n'ont que la télé pour se tenir au courant. Nous, on peut voyager et on sait ce qu'est la liberté.»
Il ajoute une réflexion que j'ai déjà entendue à plusieurs reprises en Russie: «Même la Chine communiste est plus libre que nous.» Et il détaille comment les nouvelles entreprises chinoises sont exemptées d'impôts pendant trois ans et comment les taux d'intérêt sont infiniment plus bas qu'en Russie. «En Chine, il est de plus en plus facile de faire des affaires. Ici, c'est de plus en plus compliqué.»
Joshua Kucera
Traduit par Chloé Leleu
A suivre: Les Russes à l'assaut de l'eldorado chinois
Image de une: manifestation de conducteurs de voitures japonaises, le 22 novembre 2008 à Vladivostok. REUTERS/Yuri Maltsev