Flash back chirurgical: la guerre et la gangrène. Au chevet des victimes du récent tremblement de terre haïtien, les chirurgiens retrouvent les gestes de leurs lointains confrères; ceux pratiqués durant des siècles, le plus souvent en temps de guerre, alors que les vertus de l'asepsie et de l'anesthésie restaient à inventer.
Depuis quelques heures, tous les témoignages, troublants, convergent. A commencer par celui de Bill Clinton, ancien président américain représentant spécial de l'ONU dans ce pays dévasté. «Ce que les Haïtiens accomplissent est stupéfiant, a-t-il ainsi déclaré après avoir visité un établissement hospitalier de fortune. Ils procèdent à des amputations de nuit, sans anesthésie, utilisant de la vodka pour stériliser les équipements.» Vodka, vraiment?
L'heure n'est pas au décompte précis de l'activité de blocs opératoires; blocs qui n'existent plus. Quant aux statistiques épidémiologiques, aux publications couronnées dans les prestigieuses revues spécialisées, elles attendront.
La hantise de la gangrène
L'urgence n'est pas aux essais «randomisés en double aveugle». L'urgence est, de nuit comme de jour, à l'amputation en série de mains ou de bras, de pieds ou de jambes. Sujets: personnes blessées lors du tremblement de terre et de l'effondrement des constructions. D'autres se sont blessées en tentant de secourir des victimes ensevelies. «Nous avons déjà pratiqué des douzaines d'amputations, y compris des amputations doubles, a rapporté à Reuters le Dr Diana Lardy (Los Angeles-based International Medical Corps). Le problème tient au fait que les personnes blessées n'ont pas pu bénéficier de soins adaptés assez tôt. Aussi leurs blessures aux membres sont-elles massivement infectées. Nous recevons aussi des personnes dont les os sont visibles sortant de la jambe.»
Et c'est à nouveau, comme durant des siècles, la hantise de la mortelle gangrène qui conduit les chirurgiens à pratiquer des gestes radicaux et irréversibles.
La gangrène et la guerre. Interrogé il y a 48 heures par l'AFP le Dr Jacques Lorblanches (Médecins sans frontières) était bien incapable de dire combien d'opérations il avait pratiquées. «Je n'avais jamais vu ça, des plaies infectées et remplies d'asticots, confie-t-il. Ma première amputation, samedi 16 janvier, je l'ai faite avec trois pinces, cinq ciseaux et un bistouri. Il n'y avait pas d'eau et je devais avoir une lampe frontale pour avoir un peu de lumière sur la blessure. On coupe pour sauver des vies. Notre travail ici est une petite goutte d'eau.» Un travail loin d'être inutile mais —tous les chirurgiens concernés ou presque vous le diront— exténuant sans doute parce que profondément déprimant. On sauve une vie certes, mais on mutile.
Pas d'antibiotiques, pas d'anesthésie
Sur plusieurs sites de la capitale haïtienne et des environs les médecins opèrent à ciel ouvert; souvent dans des jardins d'établissements hospitaliers plus ou moins détruits. Et ils relativisent la question de l'absence d'asepsie en observant que leurs patients sont déjà massivement infectés. On ne porte guère d'attention, non plus, aux mouches sans nombre qui volent à proximité immédiate des malades et de leurs pansements. Tout ceci n'interdit toutefois pas de poser la question, vitale, de la mise sous traitement antibiotique des personnes amputées.
Port-au-Prince n'est pas seule concernée. A l'hôpital Dario Contreras de Saint-Domingue, on ampute également des malades victimes de multiples fractures. «Ce qui m'a le plus marqué, c'est que j'ai dû personnellement amputer le membre inférieur droit d'une petite fille de 2 ans arrivée à l'hôpital sans famille, a confié à l'AFP un des médecins. Au moins ici, nous les faisons avec anesthésie et en conservant la dignité du patient.» Est-ce dire que la dignité disparaît quand le patient hurle de douleur faute d'anesthésie?
De Paré à Fleming
Avec la trépanation, l'amputation est sans aucun doute le premier geste chirurgical pratiqué par l'homme sur ses semblables. Ce même geste s'est multiplié avec la multiplication des conflits guerriers. Il s'est aussi affiné parallèlement à la sophistication croissante des armes utilisées. Pour rester aux cinq derniers siècles, l'histoire chirurgicale de l'amputation reste marquée par le génie d'Ambroise Paré (1509-1590) qui invente et préconise la ligature des artères en lieu et place des insupportables cautérisations en vogue jusqu'alors (1). Pour autant souffrances et hurlements demeurent, qui autorisent toutes les expérimentations: administrations massives de boissons alcooliques à fort titrage, tâtonnements intraveineux, dit-on, avec une plume d'oie chargée d'opium...
Puis vinrent les guerres napoléoniennes et leurs champs infinis d'expériences médico-chirurgicales en des temps qui ignoraient le concept de «consentement libre et éclairé». Dominique Jean Larrey (1766-1842), baron et chirurgien en chef de la Grande Armée, réalise alors des merveilles (2). Il met au point ce qui deviendra bientôt la clef de voûte de la chirurgie de guerre (les «ambulances volantes», ancêtres de nos Samu civils actuels); ce qui ne lui interdit pas, au décours immédiat de la sanglante et célèbre bataille de la Moskowa (1812), d'opérer, dit-on, deux cents blessés via sa méthode extrêmement rapide d'amputation («à lambeaux circulaires»); cuisse: 4 minutes; bras: 12 secondes. On ne sait rien, ou si peu, des méthodes antalgiques développées sous l'Empire.
Sur le Vieux Continent, d'autres confrères prendront bientôt le relais; l'Ecossais James Syme (1799-1870) par exemple qui pratiquera avec succès des amputations au niveau de la cheville à compter de 1842. Restent les souffrances indicibles. On teste, avec plus ou moins de succès, le chloroforme que la chimie vient de synthétiser. Restent les infections incontrôlables que le génie de Louis Pasteur aidera à circonscrire avant qu'Alexander Fleming ouvre la voie triomphante des antibiotiques. Le deux conflits mondiaux du XXe siècle amplifieront les avancées médicales autorisées par les guerres napoléoniennes.
Haïti jouira-t-il des avancées médicales?
Les deux dernières décennies du XXe ont vu de considérables progrès réalisés sur deux fronts. Le premier est celui (inauguré par Ambroise Paré) des prothèses se substituant aux fonctions motrices perdues; prothèses chaque jour un peu plus sophistiquées, numérisées, indispensables. Le second est celui des greffes de segments de membres prélevés peu de temps auparavant chez des personnes en état de mort cérébrale.
Selon des témoignages recueillis ces derniers jours par l'AFP, les amputés haïtiens «se compteront par milliers, une fois les médecins repartis». Combien parmi eux pourront bénéficier des dernières avancées thérapeutiques occidentales?
Jean-Yves Nau
(1) Ambroise Paré. La manière de traiter les plaies. Préface de Marie-Madeleine Fragonard. Collection Sources. Presses Universitaires de France ; Fondation Martin Bodmer, 2007 ; 270 pages. ISBN 978-2-13-056457-7.
Jean-Michel Delacomptée. Ambroise Paré ; la main savante. Paris : Editions Gallimard, Collection L'un et L'autre, 2007 ; 263 pages. ISBN 978-2-07-077965-9.
(2) «Mémoires et campagnes », Baron Larrey. Paris : Editions Tallandier. Deux volumes sous coffret. Le second volume comprend notamment : «Relation médicale des campagnes et voyages de 1815 à 1840» que le baron Larrey avait fait paraître chez Baillière, en 1841 mais qui était devenu inaccessible ou presque.
A LIRE AUSSI, NOTRE DOSSIER SPECIAL SUR HAÏTI
Image de une: Dans la banlieue de Port-au-Prince, l'hôpital belge du First Aid and Support Team (B-FAST). REUTERS/Wolfgang Rattay