Jérôme Bourbon est un personnage incontournable de la twittosphère française. Rédacteur en chef de l’hebdomadaire pétainiste Rivarol, il s’est inscrit sur le réseau social en mai 2015 et s’y est fait connaître par des messages fustigeant ce qu’il nomme «l’anti-nazisme primaire».
Une ligne qui lui a valu quelques ennuis judiciaires: il a été condamné en 2016 pour contestation de crime contre l’humanité et provocation à la haine, après des tweets affirmant «Triste époque: les gens ne croient pas en Dieu ni en l’enfer, mais ils croient aux chambres à gaz sans les avoir vues» et «Fabius président du Conseil constitutionnel. Après Badinter et Debré, le petit-fils de rabbin. Le Palais-Royal est un territoire occupé» –la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) réclame d'ailleurs la fermeture de son compte.
À contre-courant, mais pas à contre-temps
La semaine dernière, pour présenter la nouvelle livraison de Rivarol, Jérôme Bourbon s’est fendu d’un tweet particulièrement significatif:
Le RIVAROL 3328 du 3 mai est en kiosques.
— Jérôme Bourbon (@JeromeBourbon) 3 mai 2018
Au sommaire : Macron vassal du lobby juif, les cinquante ans de mai 68, le massacre des fermiers blancs occulté en Afrique du Sud, les projets européistes de Macron...
RIVAROL : le journal 0% judéo-servile, 0 % judéo-soumis, 0 % casher ! pic.twitter.com/BCVpSEMOWQ
Alors que le débat public est marqué par les nombreuses tribunes sur la réponse à apporter à l’antisémitisme, en cette semaine où est commémorée la victoire contre le nazisme, cette une et ce tweet sont à l’évidence à contre-courant, mais pas à contre-temps.
Pour autant, on aurait tort de ne voir en Jérôme Bourbon qu’un être fantasque. Au XXIe siècle, il représente la perpétuation d’une histoire –celle d’un journal né des décombres du pétainisme, qui tente de porter une vision du monde et de fédérer ses adeptes.
Obsessions collaborationnistes
L'idée de Rivarol naît en 1947 dans l’esprit de René Malliavin, un ancien conseiller juridique de l'agence de presse collaborationniste Inter-France. Il est alors appelé à être un journal de tendance royaliste, mais comme le comte de Paris fait savoir son hostilité, le projet n’aboutit pas.
Malliavin renonce un temps, avant de se lier à Christian Wolf. Cet industriel finance pléthore de groupuscules et journaux d’extrême droite de l’après-guerre; il accepte de soutenir le lancement du périodique en 1951. Le journal est produit à 20.000 exemplaires. Son intitulé n’est guère explicite: Antoine de Rivarol (1753-1801) fut un homme de lettres monarchiste, mais de fausse noblesse.
Le journal plaide pour tourner la page du passé et réhabiliter certains hommes du régime de Vichy. D’emblée, il s’avère pourtant apprécier des formules provocatrices allant davatange dans le sens du collaborationnisme que du pétanisme: «Nous ne supporterons jamais que sur notre continent, l’étoile juive éclipse le soleil aryen», peut-on y lire le 7 juin 1951.
Dans Rivarol, les violences de guerre des Alliés sont rappelées avec constance, pour signifier non seulement que la Seconde Guerre mondiale a été emplie de souffrances, mais aussi que celles des forces de l’Axe n’auraient pas été les pires.
La Résistance est présentée comme rassemblant des aventuriers et débouchant sur la barbarie sanglante de l'épuration. Les profiteurs de guerre ne seraient pas ceux qui ont bénéficié de l’aryanisation des biens juifs, mais les résistants de la dernière heure.
Une rubrique de demande d’emplois permet aux épurés sortant de prison de chercher à bénéficier d’un réseau social ami. Le long des articles, on plaisante également sur le ressassement quant aux «chambragaz» –avec cet effet se voulant comique que l'on retrouve depuis 2015 chez celles et ceux qui se pensent impertinents en écrivant sans cesse «padamalgam».
Dangereux recrutements
Quoique pétainiste, le titre attire à lui des ultras. Pierre-Antoine Cousteau, ancien du journal collaborationniste Je suis partout, reprend du service dans ses colonnes. Son camarade Lucien Rebatet rejoint Rivarol en 1958.
Ce n’est pas rien: le dernier article du journaliste dans le journal francophone de la Waffen-SS s’achevait par «Mort aux juifs! Heil Hitler!». Pour certains membres de la rédaction, le voisinage devient étouffant: Jean Madiran, figure du national-catholicisme, préfère partir.
La provocation s’avère néanmoins payante: en 1964, le journal est tiré à 50.000 exemplaires et diffusé à 42.500, dont 13.000 abonnés –même si sa virulence amène le journal plus que de coutume devant les tribunaux.
L’équilibre financier est assuré par la motivation des rédacteurs qui, pour l’essentiel, travaillent bénévolement. Lors des moments de coups durs, Malliavin reprend son bâton de pèlerin et va chercher une aide financière chez ses nombreux amis industriels.
Un coup de jeune qui se fait attendre
L’après-68 est complexe pour Rivarol. Avec le départ du général de Gaulle en 1969, le journal perd celui qu’il a tant aimé haïr. Tout était de sa faute: il était celui qui avait divisé les Français contre l’autorité du maréchal Pétain, celui qui avait trahi les pieds-noirs...
Le général ne survit pas longtemps à l’absence de l’histoire et décède en 1970, comme Malliavin. Rivarol commence à avoir de réelles difficultés financières. L’homme qui s’impose bientôt à la tête du titre, Maurice Gaït, ne représente pas un changement d’époque: il a été commissaire général à la jeunesse sous Vichy.
L’hebdomadaire bénéficie un temps de l’aide des jeunes néofascistes d’Ordre nouveau, qui le vendent à la criée. Le mouvement envisage même de racheter le journal pour en faire son organe. Son stratège François Duprat est justement l’une des principales plumes de Rivarol; il propose qu’Ordre nouveau paye cent mille francs le titre –une offre plutôt généreuse. Mais l’affaire ne se fait pas, et le coup de jeune se fait attendre.
Gaït aide Ordre nouveau dans ses discussions avec Jean-Marie Le Pen pour la fondation du Front national, et dirige le journal de 1973 à 1983.
Hors du temps?
L’alternance de 1981 ou l’installation du FN sur la scène électorale ne change pas grand-chose au journal, qui paraît discuter de l’actualité en ne parlant que du passé. Il est vrai que ces années sont marquées par le retour du refoulé de Vichy –ce qui n’aide pas à Rivarol à changer d’obsessions.
Plus Vichy est désigné par les médias comme le symbole du mal, plus l’hebdomadaire surenchérit dans l’autre sens. Il n’hésite pas à affirmer, lors du procès de l’ancien gestapiste Klaus Barbie en 1987, que «loin d’être entassés dans des wagons à bestiaux pour gagner les camps de la mort, les déportés vers Treblinka, par exemple, voyageaient en Pullman et, par leur apparence prospère, faisaient [effet] de bourgeois capitalistes aux yeux des crève-la-faim polonais».
Feuilleter l’actualité de cette époque à travers Rivarol, c’est se plonger dans une grille de lecture bien spécifique: le statut de la Nouvelle-Calédonie serait d’inspiration maçonnique; les affaires politico-financières doivent rappeler que «le gouvernement de Vichy ne fut éclaboussé PAR AUCUN SCANDALE»; le général Pinochet est félicité pour avoir instauré un régime politique plus démocratique que celui de Salvador Allende...
Le ton est parfois scabreux, à l'image de la réaction à une manifestation de 1987 pour le droit des homosexuels, décrite comme «une grosse chenille de deux mille anneaux» par un auteur qui regrette que «le ridicule tue moins que le SIDA», avant de s’enflammer: «Je pense aux processions bouffonnes et sacrilèges de la Grande révolution où l’on voyait les p... irrespectueuses et les poivrots [...] buvant dans le Saint Calice [...]. Cette moderne canaille suit les traces de ses pères: Orléans et Francs-Maçons de tout poil (et plume). Le lendemain, une foule de plusieurs milliers de bons et intègres catholiques devait [...] laver le pavé parisien de cette sanie sidaïque. L’étendard du diable était mis en déroute par la bannière de Dieu.»
Record de procès
L’avantage d’avoir des idées fixes, c’est que le flux constant de la mode fait qu’elles peuvent par moments être dans l’air du temps.
Chard, la caricaturiste vedette du journal de 1967 jusqu’à nos jours, a toujours eu une capacité certaine à prendre le moindre fait pour le placer dans la ligne interprétative du journal. En 1988, le mercato politico-médiatique donne par exemple lieu à un dessin où deux juifs devisent, l’un disant: «Attali qui remplace Friedmann, Sirut et Sitruck qui succèdent à Kaplan, Elkabach à la place de Levaï, dis!», l’autre lui répondant: «Y’aurait-il un racisme anti-askhénaze dans ce pays?», avec à leur pieds un minuscule «gaulois» en béret, qui souffle: «Je préfère ne pas m’immiscer dans ce débat».
Ce tropisme lui a valu en 2006 de recevoir le second prix du concours de caricatures sur l’extermination des juifs d’Europe, lancé par l'Iran, pour un dessin sur «le mythe des chambres à gaz». Elle l’a refusé, arguant qu’elle ne s’était pas inscrite à l’événement –mais elle l’avait ô combien mérité.
Les déboires du journal avec la justice font partie de son histoire et ne sont pas un effet de la direction de Jérôme Bourbon. La perte de l’Algérie avait tant redoublé la haine contre de Gaulle que Rivarol détient le record de procès successifs pour offense au président de la République: un procès en 1962, huit en 1963 et un en 1964. La loi Gayssot, qui depuis 1990 pénalise le négationnisme, n’a pas non plus cessé de frapper le journal.
Mais assurément, la personnalité de Jérôme Bourbon est aujourd’hui la première image de la marque Rivarol. L’homme a commencé à militer au FN. Il est de la même promotion de l’université d’été du Front national de la jeunesse que Louis Aliot.
Marine Le Pen, «ennemie absolue»
Les deux hommes se sont très vite détestés, et ils occupent deux positions contraires autour de Marine Le Pen. En 2005, c’est Jérôme Bourbon qui réalise une interview de Jean-Marie Le Pen où l’encore président du FN estime que l’occupation allemande ne fut pas «particulièrement inhumaine», entraînant le retrait temporaire de Marine Le Pen, qui menace de démissionner de sa vice-présidence.
Lors de la campagne interne de succession à Jean-Marie Le Pen en 2010, Jérôme Bourbon apporte son soutien à Bruno Gollnisch en des termes dont la virulence lui a valu la réprobation du candidat. Il mettait en cause «une gourgandine sans foi ni loi, sans doctrine, sans idéal, sans colonne vertébrale, pur produit des médias, qui a multiplié les purges depuis des années et dont l’entourage n’est composé que d’arrivistes sans scrupules, de juifs patentés et d’invertis notoires».
La formule «juifs patentés», qui visait Louis Aliot, est rapidement retirée, mais le ton est donné: aux yeux de Jérôme Bourbon, Marine Le Pen est tout à la fois le «démon» et l’«ennemie absolue».
Le compagnon de Marine Le Pen qualifie quant à lui Rivarol de «torchon antisémite», lorsque Jean-Marie Le Pen y accorde un entretien particulièrement virulent –ce qui devait lancer son processus d’exclusion du FN.
Objet de conservation de la tradition
Si la question de l’antisémitisme structure la dispute, elle ne l’épuise pas. Pour Jérôme Bourbon, il existe également une question des mœurs qui est essentielle, comme l’indiquait sa déclaration ou bien ce propos tenu dans une vidéo de 2016, où, non sans regret, il dit se sentir «plus souvent d’accord avec un musulman pieux et de base qu’avec des Occidentaux dégénérés». Son rejet de l’islam et des immigrés est sans concession, mais c’est le sentiment de décadence des mœurs et de l’âme des Occidentaux qui paraît le hanter.
Autant que le goût de la marge et du rassemblement des proscrits, c’est peut-être ce sentiment d’urgence qui explique son attrait pour les provocations. Sans effet, pour l’instant, sur les maigres ventes du journal –quelque 5.000 exemplaires.
Tout en ayant atteint une longévité certes impressionnante, Rivarol n’a vraiment révélé qu’une affaire dans son histoire: celle de l’Observatoire, en 1959. Le journal propose en réalité à ses lecteurs de lire les idées qu’ils ont. Mais ce qui pouvait sans doute avoir un effet rassurant durant les décennies pré-internet ne suffit plus à notre époque, où chacun peut trouver des internautes partageant ses lubies, ses haines et ses exécrations. Autant que de l’antisémitisme à la française, Rivarol est un objet de conservation de la tradition de la presse papier.