«Vous ne devinerez jamais à quel point les femmes autour de vous sont furieuses jusqu’à ce que vous leur demandiez. Certaines des femmes les plus en colère que je connaisse sont aussi les plus douces, les plus gentilles, les plus charmantes, les plus généreuses. À l’intérieur, elles bouillonnent d’une rage qu’on leur a appris à ne jamais exprimer, une colère qu’elles admettent à peine elle-même.» Dans un essai pour le magazine Teen Vogue, Laurie Penny, l’auteure de Bitch Doctrine abordait le tabou érigé autour de la colère féminine. Un tabou qui repose, depuis la nuit des temps, sur une injonction rabâchée (surtout aux petites filles): sois docile et tais-toi.
Ce formatage ancré de génération en génération, à la maison ou à l’école, dans la rue ou au travail exhorte principalement les femmes à encaisser, refouler ou feindre l’indifférence face à des situations injustes ou douloureuses. Cette autocensure exigée par l’ordre social, politique, philosophique et religieux a plutôt bien fonctionné, si l’on feuillette nos vieux bouquins d’histoire.
«Nous voulons que les femmes soient respectées, c’est pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes.»
Prenez la France de 1789, son peuple qui crève la dalle et ses aristocrates qui se la coulent douce. Révoltées par la misère et les privilèges écoeurants, ce sont des femmes qui ont emmené ce soulèvement populaire, «un peloton de militantes […] [qui] a recruté en chemin ménagères et bourgeoises parfois sous la menace […] une colonne de six à 7.000 femmes», écrit l’historien Mehdi Korchane.
L’une de ces révolutionnaires, Théroigne de Méricourt, eut même l’audace de demander l’égalité et de rêver d’«une phalange d’amazones», suggestion refusée par les révolutionnaires emperruqués, visiblement épouvantés par la perspective de femmes armées de bulletins de vote. Madame Roland et Olympe de Gouges furent même envoyées à l’échafaud notamment parce que cette dernière «abandonna les soins du ménage, voulut politiquer et commit des crimes», s’offusqua Pierre-Gaspard Chaumette, procureur de la Commune de Paris. «Nous voulons que les femmes soient respectées, c’est pourquoi nous les forcerons à se respecter elles-mêmes», disait ce fervent défenseur de l’abolition de l’esclavage, visiblement peu friand du droit des femmes à l’égalité. Fin de la royauté: 1. Droits des femmes: 0.
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Fin d’un tabou et affirmation de soi
Pour s’assurer que les femmes ne soient pas entendues, le postulat est toujours quasi identique: dévier leur colère pour lui ôter toute légitimité. Un détournement «facile à repérer dans les choix que nous proposent, ou nous imposent, les dirigeants d’opinion, politiciens, philosophes, éducateurs, guides moraux ou religieux de toutes sortes, observe le psychologue Salomon Nasielski. Si la colère permet de mobiliser de l’énergie nécessaire pour faire changer des comportements ou des décisions politiques par exemple, alors il est logique d’observer des désirs ou des manœuvres aboutissant à détourner les colères les plus légitimes de leur finalité».
Des manœuvres qui reposent largement sur le mythe de la femme emportée par ses émotions et qui déteste les hommes. Bref, une hystéro briseuse de couilles qui n’a plus toute sa tête. «En effet, quand on parle de la colère des femmes ou des féministes, on la ramène souvent à la question de l’hystérie. Cette parole ne serait donc pas rationnelle parce qu’elle serait ancrée dans l’émotion», note Anne-Charlotte Husson, doctorante en Sciences du langage, bloggeuse et auteure de Le Féminisme.
Alain Finkielkraut est le parfait exemple de cette condescendance masculine. En septembre 2017, le philosophe tançait déjà ces prétendues hystériques radicales au micro de France Inter: «Je me réjouis de voir les femmes aujourd'hui accéder à toutes les professions, être présentes dans la sphère publique [Merci Alain]. Mais je crois en effet que certaines féministes continuent, comme si de rien n'était, à dénoncer la perpétuation, voire l'aggravation, de la domination masculine».
Alain Finkielkraut sur les féministes : "Ces mauvaises joueuses d'un nouveau type ne reconnaissent pas leur victoire" pic.twitter.com/aI72C8gemj
— France Inter (@franceinter) 12 septembre 2017
Le séisme de l’affaire Weinstein et ses remous (les porcs qu’on balance) sont aussi de parfaites illustrations d’une énième tentative de sabotage de la colère féminine. Des milliers de tweets et des révélations dérangeantes ont engendré un climat d’affolement général, teinté d’un discours paternaliste: prédiction du retour de l’ordre moral, haine des hommes annoncée, piaulements de Christophe Castaner paniqué à l’idée de prendre l’ascenseur avec une femme. Des wannabe intellectuels fantasment une guerre des sexes sans pitié tandis que d’autres regrettent cette hargne si malséante, dépourvue de bonnes manières ou de charité vis-à-vis des hommes qui souffrent de misère sexuelle. Des tribunes font la leçon à ces castratrices, incapables de faire la distinction entre drague et harcèlement. Et un Philippe Sollers goguenard de déclarer que «la Française a baissé de niveau depuis le XVIIIe siècle».
.@PhilippeSollers : "Hélas, la Française a baissé de niveau depuis le XVIIIe siècle" #le79Inter @ndemorand pic.twitter.com/Ar8um9bw0m
— France Inter (@franceinter) 17 novembre 2017
Pourtant, à en croire Anne-Charlotte Husson, «cette colère ne vise pas à ce qu’on lui réponde, elle vise surtout à être entendue». Et lorsqu’elle ne se nourrit pas de haine, elle est juste et libératrice, un signe de frustration ou une perte de liberté. Quel sentiment incroyable de se libérer de cette oppression, nichée au creux de la poitrine, quel remède délicieux face à un silence qui nous étouffe et que défend Salomon Nasielski: «Elle nous sert à garantir notre liberté, notre dignité, notre respect, notre estime. En cas de blessure, d’offense, d’insulte, d’injure, d’atteinte à sa dignité, la personne en colère va donc exercer une certaine pression, conduisant les autres à prendre conscience de leur méfait et à entreprendre des réparations». CQFD.
La colère pour les nulles
Au hit-parade des émotions humaines, la colère n’a jamais été très populaire. Pour ceux qui ont séché les cours de catéchisme, elle fait même partie des sept péchés capitaux. Chez les juifs et les chrétiens, seul Dieu a le droit de se fâcher, comme le jour où il a balancé dix plaies sur l’Égypte qui lui avait un peu manqué de respect.
Chez les philosophes, de Descartes à Sénèque en passant par Kant (un type charmant qui estimait que «dans l’état de sauvagerie, la femme n’est qu’un animal domestique: l’homme marche en tête, les armes à la main et la femme le suit, chargée des ustensiles»), beaucoup dénonçaient cette émotion dangereuse qui nous aliénerait des autres. Chez les Grecs, Aristote et Platon en appréciaient les vertus et le poète Euripide pensait que «celui dont la colère éclate est moins dangereux que celui qui la cache sous un air modéré». Plus récemment, le philosophe Michel Erman dans son livre Au bout de la colère réhabilitait l’émotion «la plus archaïque et la plus critiquée» sous prétexte qu’elle ne serait pas «psychiquement pure».
«Sans colère, pas de féminisme, pas de transformation sociale.»
Du côté de la psychiatrie, Lacan évoquait «le règne de l'affect de la colère», Freud la rattachait à des émotions réprimées pendant la petite enfance. Granville Stanley Hall, fondateur de la psychologie en tant que discipline scientifique aux États-Unis, en résumait parfaitement les enjeux dès le début du XXe siècle: «La colère est le point culminant d’affirmation de soi […] Mais de toutes les ardeurs humaines, il en est peu, et certainement pas le sexe, qui ont subi des répressions aussi intenses, diversifiées et perpétuées […] La religion nous apprend […] même à tendre l’autre joue, afin que nous traversions la vie avec la peur chronique d’exploser, de se laisser aller, ou de devenir fous à lier, de sorte qu’au moment où l’on commence à sentir une marée naissante d’indignation ou de ressentiment, la censure contribue à la contenir».
Un siècle plus tard, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik estime, lui, qu’il faut «apprendre à la ritualiser». Quant à la médecine chinoise, elle considère que la colère est une émotion positive qu’il faut exprimer de manière modérée (sinon, attention aux problèmes de foie).
Politiquement, elle est la réponse à un sentiment d’oppression. Corrompue, la colère peut surfer sur le mécontentement collectif pour s’engouffrer dans la vague du populisme démagogue. Utilisée à bon escient, elle fait naître des vocations de lanceurs d’alerte, de militants ou se transforme en formidable moteur de révolution. «Cette émotion nous permet de parler, de militer, d’avancer. Sans colère, pas de féminisme, pas de transformation sociale. D’ailleurs, les grands mouvements militants partent d’une colère personnelle dont on finit par comprendre qu’elle est politique», confirme Anne-Charlotte Husson.
«The angry black woman»
Dans un texte paru dans le New York Times en 2016, Roxane Gay écrivait que la question de la race compliquait la colère. L’auteure de Bad Feminist, comme de nombreuses femmes noires, sait de quoi elle parle. Car si la femme en colère est stigmatisée, la foudre s’abat sans merci sur les femmes noires américaines qui osent protester, en véhiculant sans merci le mythe de la «angry black woman». Selon ces détracteurs (souvent des hommes blancs, a-t-on besoin de le préciser), cette femme serait donc impertinente et mal élevée, un stéréotype encore prégnant aujourd’hui, illustrant bien le manque de respect flagrant envers les femmes afro-américaines.
Pourtant, et très tôt, les femmes de couleur ont exprimé à juste titre cette colère alimentée par la violence du racisme qu’elles subissent, depuis des générations. Le Black feminism, un mouvement des années 1970 qui ne se reconnaissait pas dans le féminisme blanc et bourgeois plutôt autocentré, s’en est fait l’écho. Faisant fi du regard des autres et surtout des hommes, les Afro-Américaines n’ont jamais eu honte de tirer profit de cette émotion, à l’instar de la poétesse Audre Lorde: «Ma réponse au racisme est la colère. J’ai vécu avec cette colère, en l’ignorant, en m’en nourrissant, en apprenant à m’en servir avant qu’elle ne détruise mes idéaux, et ce, la plus grande partie de ma vie. […] Ma peur de la colère ne m’a rien appris. Votre peur de cette colère ne vous apprendra rien, à vous non plus».
«Chaque femme possède un arsenal de colère potentiellement utile contre ces oppressions.»
Persuadée que «chaque femme possède un arsenal de colère potentiellement utile contre ces oppressions», Roxane Gay encourage elle aussi à s’en servir. Car on ne peut plus échapper à la réalité: que l’on soit hétéro ou lesbienne, noire ou blanche, femme de ménage ou avocate, il est aujourd’hui de plus en plus pénible de contenir cette colère face à ce qu’Audre Lorde décrivait comme des «oppressions personnelles et institutionnelles».
En France, nous sommes en colère parce que l’écart salarial entre femmes et hommes est de 18,5%. Parce qu’une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. Parce que des intellos de pacotille nous expliquent l’idée qu’ils se font du viol. Parce que chaque année, des milliers de crimes d’honneur sont commis dans le monde. Parce que l’an dernier, 225.000 femmes ont été victimes de violences physiques et/ou sexuelles. Parce que trois millions de filles sont excisées dans le monde. Parce que des médias romancent la «passion meurtrière». Parce que les pouvoirs publics ont du mal à nous entendre.
La fureur de dire
Dans l’art, les femmes ont hurlé sans faire de bruit pendant des siècles. La littérature a été particulièrement soumise à la représentation de la femme au regard masculin. «Avant le XXe siècle, les femmes étaient censées écrire sur l’intime et l’amour, note Elisabeth Philippe, journaliste littéraire à l’Obs. Dans les romans, l’héroïne n’avait pas le droit de dire sa colère. Ça se finissait souvent mal, parfois en suicide comme Madame Bovary. On trouve bien quelques héroïnes énervées chez les Amazones de la mythologie grecque ou dans les récits de science-fiction de Joanna Russ mais elles sont rares. C’est comme s’il n’était pas imaginable que cette émotion puisse être réelle, que la concrétisation de cette colère était extra ordinaire.»
75% des lecteurs étant des femmes, la littérature a depuis peu changé son fusil d’épaule. En France, le séisme déclenché en 2006 par King Kong Theorie de Virginie Despentes a permis une véritable prise de conscience de ses lectrices et des écrivaines françaises. «Aujourd’hui, Lola Lafon, Marie Darrieussecq ou Leïla Slimani tentent de se dégager du “male gaze”, cette perception masculine des personnages féminins. Elles écrivent sur des corps qui ne correspondent pas aux canons esthétiques, elles parlent de la guerre et s’emparent pleinement du territoire féminin. Elles s’autorisent la violence», note Elisabeth Philippe.
Et si les séries ont récemment développé une appétence pour les héroïnes énervées (Jessica Jones, Fleabag, Godless, Unreal, Good Girls), les femmes du rock se sont emparées depuis quelques décennies déjà de cette émotion, de Patti Smith à Alanis Morrissette en passant par Marianne Faithfull, Nikki Minaj, Courtney Love, Rihanna, Tracey Chapman, PJ Harvey, Solange, ou une Joan Jett fatiguée «de s’entendre dire de la fermer, de s’asseoir et de se conduire comme une dame».
En finir avec l’image de la femme «gentille»
Dans ce qu’elle a de pire, la colère se mue en violence, elle isole, elle épuise. Mais la colère juste, celle qui nous éveille aux inégalités peut être positive. «La colère n’est pas une figure du mal: elle s’apparente à une transgression», écrit Michel Erman. Une transgression qui ne se nourrit donc pas de haine, mais qui cherche à bousculer une société patriarcale archaïque agrippée fébrilement à ses privilèges. Et pour ceux (et celles) qui cauchemardent déjà à l’idée d’Amazones furieuses envahissant les rues de notre douce France, qu’ils se rassurent. Statistiquement, notre colère n’est pas liée à la violence ou au meurtre: «Les homicides sont d’abord une affaire d’hommes. Dans les pays occidentaux, ces derniers représentent entre 85 et 90% des auteurs identifiés par la police». Notre colère ne déclenche pas des guerres et des génocides. Notre colère ne tue pas une actrice à coups de poings au visage. Notre colère ne s’empare pas d’une arme semi-automatique pour décimer une école primaire.
«Vas-y, traite-moi comme une merde, ça m’est égal, je suis une Fille cool.»
«Nous sommes des agents du changement. Nous sommes les moteurs du progrès. Nous faisons la paix», disait Hillary Clinton. Aujourd’hui, notre colère se manifeste par des actions concrètes et militantes. Elle pousse des femmes à militer. Elle dénonce l’indifférence via «Paye ta shnek» ou «Paye ta police». Elle donne le courage aux femmes agressées et violées de parler. Elle impulse des collectifs de femmes et des réseaux d’entraide professionnelle. Elle dit adieu à l’autocensure. Elle s’assume parce que comme le disait Madonna, «parfois, il faut être une garce pour avancer». Elle se dessine sur les planches de Un Autre regard 2, la BD d’Emma (Massot).
Elle se chante sur «La Grenade» de Clara Luciani: «Sais tu / Que là sous ma poitrine / Une rage sommeille / Que tu ne soupçonnes pas». Et elle s’en balance de devoir plaire aux hommes à tout prix, ce sacerdoce féminin impeccablement décrit dans Les Apparences de Gillian Flynn: «Les Filles cool ne se mettent jamais en colère; elles font un sourire chagrin et aimant, et laissent leurs mecs faire tout ce qu’ils veulent. Vas-y, traite-moi comme une merde, ça m’est égal, je suis une Fille cool».
Plus que jamais, il faut faire le deuil de cette personne docile. Et se souvenir que sans la colère des suffragettes, pas de droit de vote pour les femmes. Sans la colère des étudiants, pas de Mai 68. Sans la colère des Tunisiens, pas de printemps arabe. Sans la colère des actrices américaines, pas de #MeToo. Sans la colère de patientes victimes de violences obstétricales… Sans la colère des femmes iraniennes qui arrachent leur voile… Cette colère garantit notre dignité. Et quand l’apathie guette, il faut alors se souvenir des mots de Maya Angelou, la magnifique: «Vous devriez être en colère […] Alors utilisez cette colère. Écrivez-la. Peignez-la. Dancez- la. Manifestez-la. Votez-la. Parlez-la».