C’est un phénomène auquel il est difficile d’échapper, surtout si vous avez des amis américanophiles. «RuPaul’s Drag Race», le show de télé-réalité de VH1 (disponible sur Netflix) qui met en scène une féroce compétition entre drag queens, est un objet culte certifié.
Pour faire simple, c’est un peu «The Voice», mais avec plus paillettes, de perruques, d’hystérie surjouée et de couleurs criardes.
RuPaul, la plus célèbre d'entre elles
Aux États-Unis, où elle est diffusée depuis 2009, l’émission est tellement populaire que les stars se battent pour devenir membre du jury. On y a déjà vu Pamela Anderson, Christina Aguilera, Khloé Kardashian ou Lady Gaga.
Défilés en full drag, épreuves de play-back sur du Britney, répliques qui tuent: le show regorge de personnages plus exubérants les uns que les autres. Tous se battent pour le titre de «reine des drags» et portent des noms aussi croquignolets que Sasha Velour, Bianca Del Rio, Alaska Thunderfuck 5000 ou encore Trixie Mattel.
Aux manettes de l’émission, qui vient d’annoncer sa dixième saison pour l’année prochaine, la plus célèbre des drag queens: RuPaul.
En France, on l’avait découverte dans les années 1990 grâce à son tube «Supermodel (You Better Work)», qui moquait avec malice l’ère des mannequins superstars façon Cindy et Naomi.
Animatrice, productrice, actrice et chanteuse, cette créature, née RuPaul Andre Charles il y a cinquante-sept ans, est aussi aux États-Unis une figure majeure du mouvement LGBT.
Avec ses deux millions d’abonnés Instagram, sans compter son million de followers sur Twitter, RuPaul est une voix influente sur les réseaux sociaux. Exubérant, drôle mais aussi politique, celui qui a ardemment soutenu Hillary Clinton pendant la campagne présidentielle est entré en résistance depuis l’élection de Donald Trump: «Nous avons un président orange qui se drape dans le rouge, le blanc et le bleu. Mais comment rendre sa grandeur à l’Amérique sans aimer toutes les couleurs de l’arc en ciel?», déclarait-il l'an dernier, faisant allusion au slogan de campagne de Trump et au drapeau de la fierté gay.
Un public en grande partie féminin
Le public de «RuPaul’s Drag Race», aux États-Unis comme en France, est majoritairement composé d’hommes gay, mais on y trouve aussi beaucoup de femmes, séduites à la fois par le côté over the top des personnages et la dramaturgie exagérée de l’émission.
Constance, 29 ans, est une adepte du programme, qu’elle a découvert sur Netflix: «La première fois que j’ai regardé, j’avais le moral à zéro à cause d’un mec, et je me suis enfilé une saison complète. C’est joyeux et gai dans tous les sens du terme, outrancier et kitsch, mais hilarant. J’adore tous les gimmicks verbaux du show, et je débriefe les épisodes au bureau, surtout avec mes copines filles à pédés» –comprendre: mes copines «sensibles à la culture gay».
Virginie Despentes, elle aussi, est fan. L’histoire ne dit pas si elle a acheté ses billets pour le 6 juin prochain. L'extraordinaire caravane de RuPaul s’arrêtera dans la capitale, salle Wagram, pour un show total extravaganzzzza.
Du théâtre grec à Conchita Wurst
Le phénomène drag n’est évidemment pas nouveau. Ce qui l'est, c’est sa présence «perlée» dans la culture mainstream globale.
Domenick Scudera est professeur de théâtre à l’université d'Ursinus, en Pennsylvanie –et queen à ses heures, sous le nom de Miss Summer Clearance. Un des ses cours magistraux s’intitule From Shakespeare to RuPaul: A History of Drag Performance.
Il nous éclaire: «On retrouve l’origine des drags notamment dans les théâtres grec, shakespearien ou japonais. Dans ces différentes sociétés patriarcales, les rôles de femmes étaient joués par des hommes “déguisés en femme”. Le drag contemporain est lui né au XXe siècle, avec l’émergence de la culture gay et le recul des stigmates sociaux entourant l’homosexualité».
Cabarets et ballroom dancing nourrissent alors cette culture, encore souterraine. Puis Hollywood prend le relais. Extravagant, drôle, «l’homme qui s’habille en femme» (il est alors encore diablement hétéro) est parfait pour la comédie: Certains l’aiment chaud, 1959; Tootsie, 1982 –pour ne citer qu'eux.
Le cinéma indépendant américain invente parallèlement ses propres icônes trash –on pense aux films de John Waters avec Divine.
C’est plus tard, dans les années 1990, que la culture pop s’empare véritablement de la figure de la queen. Le grand public découvre Priscilla folle du désert ou Extravagances [Too Wong Foo, en version originale], avec le super-burné Patrick Swayze, des films qui célèbrent des individus libres –et leurs perruques XXL.
En France, l’année 1995 voit l’énorme succès du titre dance «Let Me Be A Drag Queen», de Sister Queen. Même votre cousine achète ce CD qui fait mal aux oreilles.
S’il y a vingt ans, les drags étaient encore considérés comme des curiosités, voire des erreurs de la nature, les sociétés occidentales ont évolué. Le mouvement LGBT gagne du terrain sur le front des droits –PACS, mariage pour tous, débats autour de la PMA…
En 2014, (presque) personne ne s’était ému qu’une délicieuse femme à barbe nommée Conchita Wurst gagne le concours de l’Eurovision.
Contouring et esthétique drag
Aujourd’hui, l’esthétique drag est carrément partout. Vous en doutez? Jetez un œil à Instagram et aux tutos make-up sur le contouring, cette technique de maquillage qui consiste à appliquer du blanc et du plus foncé sur certaines zones du visage pour les remodeler.
Cet artifice venu du théâtre est perfectionné par les drag queens: rien de mieux pour faire disparaître une pomme d’Adam, amincir un nez un peu large ou redéfinir une mâchoire trop carrée. Comme le résume Constance, «les drags disent toujours qu’elles se maquillent “pour la rangée du fond”». Et pour joindre le geste à la parole, RuPaul elle-même s'apprête à sortir une collection de make-up, en collaboration avec la marque américaine de cosmétiques Mally Beauty.
Magali Bertin, blogueuse beauté, journaliste et animatrice de «Les reines du make-up» sur 6Play, raconte: «On le sait peu, mais même Marilyn faisait du contouring. À l’époque, ça ne s’appelait pas comme ça, c’est tout! Pour les photos en noir et blanc, les stars étaient très maquillées, afin de faire ressortir les bombés et les creux du visage. Mais celle qui a popularisé cette technique sur les réseaux, c’est évidemment Kim Kardashian».
La puissance de feu de la star est telle –110 millions d’abonnés Instagram– qu’elle redéfinit à elle seule les canons de la beauté contemporaine –sans oublier de lancer sa propre marque de make-up, KKW Beauty.
Résultat, ces jours-ci, même votre voisine joue les Monsieur Jourdain drag dans sa salle de bains –avec des résultats variables. Magali Bertin explique: «Ces filles n’ont pas conscience de se maquiller comme des drags. Pour elles, le contouring, c’est une forme de masque, un surmoi pour les réseaux sociaux».
«Les marques de beauté se sont engouffrées dans la brèche: désormais, toutes font du contouring, de Anastasia Beverly Hills à Kat Von D [note: un bon nom de drag, tiens], en passant par des marques plus traditionnelles, comme Clarins. Le marché est gigantesque», poursuit l'animatrice.
Nouvelles figures de l’empowerment féminin?
Sur scène ou chez RuPaul, le drag, «l’homme qui a choisi d’apparaître avec des attributs de femme», se joue des carcans de notre société hétéronormée.
La chanteuse Christine and the Queens –son nom d’artiste ne doit rien au hasard– a souvent, au fil des interviews, rendu hommage à la liberté de ses amies drags londoniens. Grâce à elles, la petite nantaise Héloïse Letissier s’est réinventée, libérée des contraintes du genre.
Pour la sortie de son imminent deuxième album, celle qui se définit comme gender fluid, arbore désormais les cheveux courts. Et les «Queens» de son alias ont même disparu.
Pour la philosophe américaine Judith Butler, papesse de la théorie queer, les drag queens sont les meilleurs exemples de ce qu’elle appelle la «performativité du genre». Autrement dit: sexe et genre sont à dissocier.
Dans son livre de référence Trouble dans le genre (1990), Butler développe l’idée que la drag atteste de la nature performative des identités masculines ou féminines: en gros, la construction de l’identité de genre se fait par la répétition de certains comportements et d’expressions physiques. Les drags, dans leur manière de parodier les codes qui structurent nos identités masculines et féminines, démontent le simulacre de la construction genrée. Si elles ne sont pas femmes «par essence», les drag queens n’en sont pas moins femmes.
Et si, de manière assez paradoxale, ces créatures maquillées comme des camions volés incarnaient un nouveau modèle d’émancipation pour les femmes? Pour Constance, l’identification avec les drag queens de «RuPaul’s Drag Race» fonctionne à plein «parce que ces mecs, qui se considèrent comme des vraies femmes, se sont construits sur des modèles de femmes puissantes, comme Gloria Gaynor ou Stevie Nicks, par exemple. Ils sont sensibles à l’histoire de l’empowerment féminin [émancipation, ndlr], et incarnent des modèles de féminité libératrice».
«Personnellement, j’ai grandi dans un environnement où être féminine était synonyme d’être une pute, poursuit-elle. Je planquais mes attributs de fille. Alors voir ces mecs se raconter, dans toutes leurs blessures, au fil des épisodes, ça me parle. Entre elles, elles s’appellent souvent “sister” ou “mother”. Comme elles ont souvent été stigmatisées en tant que gays dans leur jeunesse, il existe entre elles une forme d’entraide, de sororité presque, qui est très belle. C’est une forme de matriarcat réinventé. RuPaul est d’ailleurs surnommé “mother” par ses fans.» Une position entre mère maquerelle et mère supérieure totalement assumée.
Cette fonction politique du drag n’a pas échappé à RuPaul. Pour parler genre et empowerment, il a récemment lancé des conventions drag, les DragCon. On s’y bouscule, entre foire à l’autographe et symposium sur les gender studies.
La prochaine DragCon se tiendra à Los Angeles en mai. Prévoir 250$ pour le pass VIP (ah mince, déjà sold out!), à moins d'avoir moins de 10 ans: l'évènement est gratuit pour les enfants. Très nombreux, ils sont fans des personnages excentriques du show. Ils ont même leurs mini-stars du drag, tel Desmond is Amazing, 10 ans, déjà 42.000 abonnés Instagram au compteur.
Alors les drag queens, ultimes femmes libérées? Tout le monde n’est pas de cet avis, et les féministes elles-mêmes se déchirent à ce sujet, comme le rappelle notre prof de fac, Domenick Scudera: «Pour certains, les drags sont un défi à l’hétéronormativité, et donc féministes. Mais pour d’autres, elles ne sont qu’une forme de miroir déformant, et donc un affront aux femmes.»
Trop maquillées, trop caricaturales, trop hystériques dans leur représentation de la femme? Une part des féministes pensent en effet que les drags desservent la cause et renforcent les stéréotypes de genre. En oubliant peut-être que les drag queens sont avant tout des personnages, des performeurs qui en font des caisses. Scudera rappelle à ce titre: «À mon sens, le performeur drag n’a rien de misogyne, il célèbre et honore la femme. Vous pensez sincèrement que si les drags détestaient les femmes, elles auraient envie de se réinventer comme telles?». Une chose est sûre en revanche: le business du fond de teint se frotte les mains.