Je sais, à force de lire mes chroniques qui respirent la joie de vivre, sans parler de mes romans d'une allégresse tout aussi folle, vous devez supposer que, fragile et angoissé comme j'apparais, j'appartiens à cette race bien précise d'individus qui, au moindre bobo, s'imaginent le pire et s'empressent de courir chez leur médecin vérifier que leur bouton apparu durant la nuit, pile-poil au centre de leur couille gauche, n'est en rien annonciateur d'un cancer des testicules, lui-même prélude à une leucémie capable de se transformer, si on n'y prend garde, en une méningite fulgurante.
Or, pas du tout: je fréquente mon médecin aussi rarement que possible, et quand bien même tomberais-je malade que j'attendrais d'être pâle comme un roseau défraîchi et faible comme un moineau dyslexique pour enfin consentir à me traîner jusqu'à lui, dans cette obstination de l'homme viril incapable d'admettre que son corps a pu le trahir d'une quelconque manière.
Soit je suis bien portant, soit je suis mort
Mais si je retarde ainsi l'échéance, ce n'est pas tant par peur d'être confronté à mon médecin que de l'entendre me dire que selon toutes probabilités, à voir le résultat de mes analyses et l'éclat de mes pupilles, je suis atteint d'un mal si profond qu'aucun remède ne saurait me guérir. Ce que je savais déjà: je ne peux concevoir la maladie, toute maladie, du simple mal de ventre à des douleurs dorsales, en passant par une magnifique migraine, que comme l'expression d'un trouble mortel avéré devant lequel la médecine n'aura d'autre choix que de se déclarer impuissante à le soigner.
Autrement dit, soit je suis bien portant, soit je suis mort.
Si bien qu'avec pareil théorème, je suis déjà mort une bonne centaine de fois.
Pêle-mêle, j'ai succombé à un cancer de l'anus le jour où mes hémorroïdes étaient si grosses et dures qu'elles ressemblaient à deux pamplemousses congelés; j'ai eu à souffrir d'un cancer du foie la fois où, sans raison, j'ai été pris d'une crise de hoquet si violente que je ressemblais à un canard en pleine dispute conjugale quand il soupçonne sa compagne de fricoter avec le cygne du grand bassin; j'ai contracté la lèpre la semaine où j'ai dû me trimballer avec un bouton des plus disgracieux qui, sans s'annoncer, avait surgi aux commissures de mes lèvres; j'ai été victime de plusieurs infarctus du myocarde quand mon cœur a ressenti le besoin de battre la mesure au rythme d'un joueur de tambourin dans le dernier mouvement du Boléro de Ravel, sans compter les innombrables cancers de la prostate que j'ai eu à affronter, les nuits où, inopinément, je me levais de mon lit à intervalles si fréquents que mon podomètre m'a indiqué que j'approchais de mon seuil de tolérance.
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C'est bien pour cela que j'entreprends tout pour ne jamais tomber malade. J'en suis arrivé au point où je pourrais tout à fait figurer dans une plaquette du ministère de la Santé comme étant le parfait exemple à suivre: la plupart du temps, je m'efforce de manger bio et varié, j'avale chaque jour bien sagement ma ration de légumes et de fruits, je prends mon café sans sucre, je cuisine comme un forcené et n'achète jamais de plats préparés, je ne bois ni ne fume et quand je suis très enervé, comme maintenant, je prends une douche froide afin de calmer mes nerfs à vif; pour mon cholestérol, je picore toutes sortes de noix et d'amandes; pour ne pas finir diabétique, je me passionne pour les étiquettes alimentaires de boites de conserve que je soumets à un test si sévère que bien souvent je me retrouve à fermer le magasin avec le directeur de la supérette; pour améliorer mon transit intestinal, je carbure aux légumineuses et pour ne pas avoir à subir un quintuple pontage coronarien et garder bon moral, je mange si souvent des sardines que des arêtes me sont poussées au niveau de mes omoplates.
Un exemple vous dis-je.
Et évidemment, tous les jours de la semaine, quand ma journée de travail s'achève, je retrouve avec bonheur mon vélo d'appartement que je chevauche avec une telle ardeur que depuis le temps de mes premiers essais, il s'est enfoncé d'un bon mètre dans les profondeurs du parquet et a avancé d'autant dans la longueur de la chambre.
Si bien qu'avec toutes ces précautions prises, fort de cette existence qui doit être aussi exaltante à vivre que celle d'un moine tibétain mis aux arrêts pour avoir oublié de se raser le crâne– je ne me couche jamais après dix heures et me lève toujours aux aurores – le jour où malgré tout ces efforts consentis, je tombe malade, je n'ai nul besoin de me rendre chez le médecin.
Non ce jour-là, j'appelle juste les pompes funèbres et je passe commande de mon prochain cercueil.