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Un Français a-t-il été malgré lui l'objet d'un échange de prisonniers entre la Turquie et Daech?

Temps de lecture : 11 min

Ce 12 avril s'ouvre à Paris le procès en appel de Yassin*, un jeune Français prétendant avoir fait partie d'un échange entre des djihadistes de l'organisation État islamique et des diplomates turcs pour expliquer sa présence en Syrie en 2014.

Des membres présumés de l'organisation État islamique discutent à la frontière entre les villes de Tell Abyad en Syrie et d'Akçakale en Turquie, le 13 juin 2015. | Bulent Kilic / AFP
Des membres présumés de l'organisation État islamique discutent à la frontière entre les villes de Tell Abyad en Syrie et d'Akçakale en Turquie, le 13 juin 2015. | Bulent Kilic / AFP

C’est une histoire dont on ne sait trop ce qui l’emporte de la naïveté, de l’incompétence, du cynisme ou de la brutalité de ses différents acteurs. Une histoire de guerre aussi, qui lève un coin du voile sur les relations entre la Turquie, la France et Daech.

Au cœur de cette affaire jugée en appel à Paris, le jeudi 12 avril, il y a Yassin*, un jeune Français de 19 ans, parti de France le 4 septembre 2014 pour rejoindre l’organisation État islamique (OEI) en Syrie. Dans sa démarche bien peu préparée, l'apprenti djihadiste ne semble avoir bénéficié d’aucun réseau logistique, d'aucune complicité locale pourtant habituels dans ce genre d’expédition.

Le régime de Bachar el-Assad, soutenu par la Russie et l’Iran, écrasait alors toute forme d'opposition sous les bombes. Damas avait déjà mené plusieurs attaques chimiques sur sa population civile, sans qu’aucune mesure de rétorsion ne soit prise par les Occidentaux. À Paris, les tueries de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher ou le massacre du Bataclan n’avaient pas encore eu lieu.

«Inch Allah je rentre bientôt»

C’est dans ce contexte que le jeune Français a pu être tenté par les sirènes révolutionnaires mais mortifères de Daech. Arrivé en pleine nuit dans le sud de la Turquie, non loin de la frontière turco-syrienne, Yassin avait-il l’intention de franchir celle-ci pour rejoindre le califat nouvellement proclamé et son arrestation l'en a-t-il empêché? Ou a-t-il tout de suite réalisé son erreur et renoncé, ainsi qu'il le prétend et comme semblent l'indiquer ses nombreux appels à l’ambassade de France à Ankara et à ses parents?

Alors qu’il est détenu par la police à une quarantaine de kilomètres de la frontière syrienne, voici les derniers SMS qu’il échange - et que nous avons pu nous procurer - le 19 septembre, avec son père.

«Je vous demande pardon je voulais pas vs faire de la peine»

Yassin*, le 20 septembre 2014

- «Je suis à sanliurfa. G essayé de contacté le consul mais il ne repond pas. Je vais tres bien. Jessay de vous appelé des que je peux [19 septembre 2014, 16h37]
- L’avocat va essayer de te joindre ne t’inquiete pas. [16h47]
- Daccord inchallah sa sera bientôt reglé. [16h47]
[...]
- Je vous aime tres fort. Je vous demande pardon je voulais pas vs faire de la peine. Jespere que je rentre bientôt vous me manquez [19h52]
- Oui. On compte sur toi, reste tranquille. Ne te met pas en danger (en France tu n’as rien a craindre) et nous mets pas plus de difficulté sur le dos. On t’aime fort !!! [19h54]
- OK papa [19h55]
[...]
- Les policiers sont venus me reveiller ils mont rendu mes papiers et ttes mes affaires. J’attends une voiture qui me ramene a urfa. Ils disent que je vais rester la vas avant de partir en france. Inch Allah je rentre bientôt. Je vous tiens au courant. [20 septembre 2014, 00h42]
- OK restes sage […] je contacterai demain matin le consul pour accelerer la procedure. je compte sur toi [00h46]
- Ne tinkiete pas jai hate de rentrer [00h46]
- Merci. on se tient au courant. Des que t’arrives a urfa envoie moi un sms [00h48]
- OK [00h49]
Mais ne tkt pas si je peux pas tenvoyer de sms.Je ne sais pas si la police durfa tolere le tel [00h51]
- Ok» [00h52]

Un échange de grande ampleur

Yassin n’enverra pas d’autre SMS à son père. Cette nuit du 19 au 20 septembre 2014, il est conduit dans la ville d'Akçakale, côté turc, à quelques kilomètres de celle de Tell Abyad, en Syrie, aux mains de Daech.

Embarqué avec deux Russes et un Tunisien dans une voiture conduite par deux policiers turcs en civil, dont l’un au moins parle français, le jeune homme de 19 ans pense être transféré vers la France. Jusqu’à ce qu’il aperçoit un drapeau noir et qu’il entende parler arabe. C’est à ce moment-là, racontera-t-il aux enquêteurs, qu’il se rend compte qu’il est dans la zone de l’organisation État islamique. Son sac et son téléphone lui sont confisqués.

C’est donc «contre son gré» et sans en avoir été informé que Yassin aurait été conduit en Syrie, alors qu’un échange de grande ampleur est mené cette même nuit au même endroit par l’Organisation nationale du renseignement turc (MIT) avec Daech.

Yassin dit avoir vu plusieurs minibus stationnés, rideaux tirés, sur un parking d’Akçakale. Ce sont ces minibus qui auraient acheminé 180 djihadistes détenus en Turquie en retour de la libération de quarante-six diplomates, membres du personnel turc du Consulat de Mossoul (Irak) avec leurs familles, tous retenus en otages par l’organisation État islamique depuis juin 2014.

En Syrie, toujours selon le récit que Yassin en a fait, Daech lui administre une formation paramilitaire expéditive, avant de l’équiper d’une kalachnikov et de l’envoyer sur le front de Deir ez-Zor, où les djihadistes salafistes essuient des revers face à l’armée loyaliste à Bachar el-Assad.

Le couple de médecins offre ses services à l'organisation, récupère son fils, le remet sur pied puis s’évade avec lui et l’aide de la DGSE.

Son père et sa mère n’auront pas tout de suite de nouvelles, et devront attendre plusieurs mois avant le voir sur Skype, début 2015. Le spectacle n'est pas bien beau: il a reçu une balle de sniper dans le bas du dos, qui lui a traversé les intestins et touché les os du bassin. Blessé, souffrant et amaigri, Yassin est immobilisé dans une sorte de maison de convalescence, et il parle de façon elliptique.

Pour les parents, plus d’hésitation: ils décident d’aller tirer leur fils des griffes de Daech, au péril de leur vie. Dans Les revenants, le journaliste David Thomson décrit l’incroyable épopée de Faysal* et Nadia*, le père et la mère de Yassin, et de ses sœurs, deux «brindilles longilignes» âgées de 14 et 15 ans, qui quittent leur demeure et leur vie confortables du sud de la France pour rejoindre l'Organisation État islamique en Syrie. Le couple de médecins offre ses services à l'organisation, récupère son fils, le remet sur pied puis s’évade avec lui et l’aide de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

La participation au «deal» en question

Jeudi 12 avril, Nadia et Faysal seront au Palais de justice de Paris pour le procès en appel de leur fils. Eux n'ont pas été poursuivis: l’authenticité de leur démarche n’a pas été mise en doute. Le récit de Yassin est en revanche questionné. Lors de son premier procès, en juillet 2017, la présidente du tribunal a considéré qu’«aucun élément tangible» ne l’étayait –les SMS cités au début de cet article n’avaient pas encore été constatés.

Ce n’est pas tant la réalité de l'opération –l’échange de prisonniers djihadistes contre les diplomates turcs– qui est interrogée que l'inclusion de Yassin dans ce «deal» entre la Turquie et Daech.

A propos de cet échange, l’un des ex-otages de Daech, l'ancien consul turc de Mossoul, désormais vice-président du Parti républicain du peuple (CHP, opposition), «n’a pas voulu entrer dans le détail, mais il m’a dit qu’il était possible qu’il y en ait eu un [échange]», nous précise l’un de ses proches au sein du parti.

«Certains disent qu’il y a eu un échange, et il se peut qu’il y ait eu un échange.»

Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie, le 22 septembre 2014

Dès le 22 septembre 2014, le président Erdogan, qui participe à l’Assemblée générale de l’ONU, y fait quant à lui allusion: «Je peux vous affirmer qu’il n’y a pas eu de contrepartie monétaire, c’est clair. Quant au reste, vous ne pouvez probablement pas espérer que nous rendions public ce que font les services de renseignement, mais le résultat final est que quarante-neuf membres du personnel diplomatique et consulaire ont été libérés. Certains disent qu’il y a eu un échange, et il se peut qu’il y ait eu un échange».

Et la presse turque laisse entendre que certains djihadistes, de premier plan aux yeux de l’organisation État islamique, lui ont été rendus dans ce cadre. De fait, la libération du Yéménite Al-Meqdad al-Sharoury, un haut responsable de Daech qui a reconnu avoir fait partie de cet échange, est célébré sur Twitter par ses supporters, cette nuit du 19 au 20 septembre 2014, comme le décrit le Time –le premier journal occidental à avoir évoqué la présence de dix occidentaux parmi les 180 prisonniers djihadistes concernés par l’opération du MIT.

Yassin, ni vétéran, ni traître

«Dans ce genre d’échange, l’organisation État islamique cherche à récupérer des vétérans, des figures du djihad auxquelles elle attache une importance prioritaire, ou alors, c'est une hypothèse, des traîtres, des déserteurs qu’elle va liquider», explique le chercheur et consultant Romain Caillet, auteur avec le journaliste Pierre Puchot d’une histoire du djihad en France, Le combat vous a été prescrit.

Yassin, 19 ans à l’époque, qui n’avait jamais mis les pieds en Syrie avant d’y être déporté, n’entre dans aucune de ces deux cases.

Un PV de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) en date du 11 mars 2015, que nous avons pu consulter, donne l’identité, photo à l’appui, de trois individus français «connus pour avoir fait l’objet d’un échange de prisonniers entre le 20 et la fin septembre 2014».

Mais ce PV ne mentionne pas le nom de Yassin, seulement ceux d’Iliess al-Amine, Marwan Saadallah et Mahmoud Boudouai. Confronté à ces visages, Yassin dit avoir rencontré les deux derniers, connus sous les noms de guerre d’Abou Jawad et d’Abou Yassir.

Des autorités turques bien silencieuses

Plusieurs questions restent donc sans réponse. D'une part, alors qu’il a téléphoné à plusieurs reprises –et encore le 19 septembre au matin– à l’Ambassade de France à Ankara pour informer de sa présence en Turquie et de sa volonté de rentrer chez lui, Yassin n’a jamais reçu de visite consulaire durant tout le temps de sa rétention en Turquie. Pourquoi? Justement parce que son cas n’était pas judiciarisé et qu’il était promis à expulsion dans les quinze jours?

«Ne sous-estimez pas le chaos et l’impréparation des autorités turques lors de certaines de leurs opérations.»

Une source diplomatique occidentale

Comment expliquer d’autre part, ainsi que le raconte l’un des conseils turcs des parents du jeune Yassin, «le manque flagrant de volonté de la part des autorités turques à fournir des réponses et surtout des justificatifs»? Ces dernières ont-elles soustrait Yassin à toutes procédures légales pour le livrer contre son gré à Daech? Ou bien a-t-il été envoyé par erreur, dans la précipitation d’une opération délicate?

«Ne sous-estimez pas le chaos et l’impréparation des autorités turques lors de certaines de leurs opérations, soutient une source diplomatique occidentale, qui a suivi les cas de nombreux djihadistes étrangers en Turquie. «Il y avait à l’époque un important flux de l’Europe vers la Syrie, je pense que les instances turques et françaises étaient débordées. Rappelez-vous l’autre affaire concomittante: le renvoi de proches de Mohamed Merah vers Marseille et non Paris, où ils étaient attendus. La France a constaté cette lacune et un magistrat a été nommé en Turquie afin de pouvoir agir avec plus d’efficacité», explique une source turque proche du dossier.

En mars 2016, ces nouvelles dispositions entre Paris et Ankara n’empêchent en tout cas pas les autorités turques de renvoyer en Syrie l’artificier de Daech, Yassine Lachiri, dont la Belgique avait demandé l’extradition. C’était un proche d’Abdelhamid Abaaoud, le coordinateur des attentats du 13 novembre 2015 à Paris.

Pratique courante, mais parfois problématique

En 2014, la Turquie surfe encore sur les liens qu’elle avait pu établir avec Daech –via les grandes tribus sunnites– contre le Premier ministre irakien, chiite, Nourai al-Maliki. Elle montre une grande tolérance à l’égard de l’organisation djihadiste, qui a fait de la Turquie sa base logistique, et avec laquelle elle partage deux ennemis, les Kurdes autonomistes de la galaxie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et Bachar el-Assad.

«C’est parce que nous ne leur avons pas donné tout ce qu’ils demandaient que l’organisation État islamique s’est retournée contre nous.»

Un haut cadre des services secrets turcs de l’époque

Le pays n’avait pas encore, non plus, été lourdement frappé par les attentats de Daech, qui surviendront pour l'essentiel à partir de 2015. «C’est parce que nous ne leur avons pas donné tout ce qu’ils demandaient que l’organisation État islamique s’est retournée contre nous», avance un important responsable des services secrets turcs de l’époque.

Ce qui est sûr, c’est que les échanges de prisonniers contre des otages ne sont ni une nouveauté, ni une spécificité turque. Il s'agit même d'une pratique relativement répandue parmi les services secrets de nombreux pays. En octobre 2011, par exemple, Israël échangeait le soldat français Shalit, détenu pendant cinq ans à Gaza par le Hamas, contre quelque 1.000 prisonniers palestiniens.

A contrario, certains gouvernements cherchent parfois à éviter de «récupérer» de hauts cadres djihadistes de l’organisation État islamique qui sont leurs propres nationaux, pour ne pas tomber dans le piège de tels marchandages. Incarcérés dans leur pays d’origine, ces djihadistes de Daech ne risquent-ils pas d’induire des prises d’otages pour lesquels ils deviennent une monnaie d’échange?

Si la version de Yassin est néanmoins avérée, il est pour le moins problématique que la Turquie, membre de l'Otan, ait remis à une organisation terroriste un ressortissant étranger «contre son gré» –et plus généralement des membres de Daech qui auraient ensuite pu aider à fomenter des attentats en Europe, dans leur pays d’origine allié des Turcs.

Pourquoi la France semble-t-elle faire profil bas et ne proteste-t-elle pas, publiquement du moins? De peur de fâcher la Turquie, avec laquelle elle a établi des liens cruciaux de coopération stratégique et sécuritaire? L’un des conseils français du prévenu suggère d’inscrire cette affaire «dans la situation globale, et de rappeler les intérêts de tous ordres qui se jouent en Turquie et expliquent le comportement de ce pays dans la crise syrienne».

On saura prochainement si le tribunal confirme ou pas le premier jugement et la peine –sept ans de prison– de Yassin. En attendant, ce dernier s’est constitué partie civile et porte plainte pénale contre X pour disparition forcée, enlèvement et séquestration en relation avec une entreprise terroriste.

*Les prénoms ont été modifiés.

Quelques précisions ont été apportées au texte à la suite des deux audiences en appel, les 12 et 13 avril 2018, au cours desquelles les faits ont été présentés. L'avocat général a requis sept ans, la défense a demandé l'acquittement. Le délibéré est fixé au 15 juin 2018.

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