C’est un marché fructueux qui pourrait ne pas durer. On vend chaque année en France environ 1,4 million de boîtes de mélatonine, présente dans diverses formes de compléments alimentaires.
La mélatonine est pourtant tout sauf un aliment: il s'agit d'une hormone naturellement sécrétée la nuit par une glande cérébrale, l’épiphyse, qui informe le cerveau que l’heure est venue de s’endormir. À ce titre, elle peut être utilisée comme une forme «douce» et «naturelle» de somnifère.
À LIRE AUSSI Comment dormir lorsque le soleil ne se couche pas
Laxisme commercial
Elle devrait alors rentrer dans le cadre très réglementé des médicaments, comme c’est le cas dans de nombreux pays européens –Belgique, Allemagne, Danemark, République Tchèque, Royaume-Uni, Slovénie et Suisse. Au Canada et aux États-Unis, elle est en vente libre.
En France, comme en Lettonie, elle est autorisée dans les compléments alimentaires, en dessous de deux milligrammes par prise et par jour. À Chypre, en Croatie, en Espagne, en Grèce, en Italie et en Pologne, elle est autorisée dans les compléments alimentaires, mais seulement jusqu’à la dose d'un milligramme par prise et par jour.
La situation française ne va sans doute pas perdurer. Dans un avis rendu public le 11 avril, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) estime que le moment est venu, pour des raisons médicales, d’en finir avec ce laxisme commercial.
Mise en garde
L'agence explique «avoir eu connaissance de signalements d’effets indésirables susceptibles d’être liés à la consommation de compléments alimentaires contenant de la mélatonine». Une analyse rétrospective de ces signalements l’a conduite à mener une évaluation des risques potentiels pour la santé.
D’où sa mise en garde: «Dans l’avis publié ce jour, l’Anses met en en évidence l’existence de populations et de situations à risque pour lesquelles la consommation de mélatonine sous forme de complément alimentaire doit être évitée ou soumise à l’avis d’un médecin. Il s’agit en particulier des femmes enceintes et allaitantes, des enfants et des adolescents, des personnes souffrant de maladies inflammatoires, auto-immunes, d’épilepsie, d’asthme, de troubles de l’humeur, du comportement ou de la personnalité, ainsi que des personnes suivant un traitement médicamenteux. La consommation est également déconseillée pour les personnes devant réaliser une activité nécessitant une vigilance soutenue, chez lesquelles une somnolence pourrait poser un problème de sécurité.»
Il faut savoir que les mécanismes hormonaux, a fortiori lorsqu’ils touchent au cerveau, sont d’une particulière complexité. Bien au-delà de ses propriétés sur l’horloge biologique, la mélatonine agit sur la modulation de l’humeur et du système immunitaire, sur la régulation de la température corporelle et de la motricité intestinale. Elle possède également une action vasodilatatrice, vasoconstrictrice et pro-inflammatoire.
Vertiges, tremblements, nausées...
«Ces effets physiologiques peuvent, dans certaines conditions, ou lors d’interaction avec d’autres substances, conduire à l’apparition d’effets indésirables, alerte l’Anses. Les effets rapportés sont variés: des symptômes généraux (céphalées, vertiges, somnolence, cauchemars, irritabilité), des troubles neurologiques (tremblements, migraines) et gastroentérologiques (nausées, vomissements, douleurs abdominales).»
L’analyse approfondie d’une centaine de cas signalés d’effets indésirables conduit l’Anses à recommander aux personnes les plus exposées au risque de ne pas consommer de mélatonine sous forme de compléments alimentaires. «Pour les personnes épileptiques, asthmatiques, souffrant de troubles de l’humeur, du comportement ou de la personnalité ou suivant un traitement médicamenteux, la consommation de compléments alimentaires contenant de la mélatonine doit être soumise à un avis médical.»
Plus généralement, en l’absence de données suffisantes sur les effets à long terme de la consommation de mélatonine, l’Anses recommande de limiter la prise de ces compléments alimentaires à un usage ponctuel. Elle conseille également aux consommateurs de prendre conseil auprès d’un professionnel de santé avant de consommer des compléments alimentaires, et de signaler à son médecin leur prise.
Reste à attendre les suites que donnera Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, à cette mise en garde d’une agence qui n’a pas l’usage du médicament dans ses champs de compétence. On imagine mal, à la lumière qui est faite aujourd’hui du principe de précaution et de la judiciarisation des événements sanitaires, que le gouvernement n’encadre pas au plus vite un médicament ayant étrangement trouvé sa place dans le monde de l’alimentaire.
Encadrement allégé
Dans son avis, l’Anses fournit sur ce point de précieux éléments d’explication. En 2007, la spécialité pharmaceutique Circadin® avait obtenu une autorisation de mise sur le marché dans plusieurs pays européens, dont la France. Ce médicament –sur ordonnance, non remboursé, prix libre– est «une formulation à libération prolongée contenant deux milligrammes de mélatonine de synthèse». Il est indiqué «en monothérapie, pour le traitement à court terme de l’insomnie primaire caractérisée par un sommeil de mauvaise qualité chez des patients de 55 ans ou plus». Cette spécialité pharmaceutique peut également être prescrite, à la dose de quatre à six milligrammes, chez les enfant de plus de 6 ans souffrant de perturbations du cycle veille-sommeil liés à des troubles du comportement –syndromes de Rett, de Smith-Magenis et d’Angelman, sclérose tubéreuse de Bourneville et troubles du spectre autistique.
La même mélatonine peut également faire l’objet de préparations magistrales chez des pharmaciens d’officine, et ce sans limite de dose ni de restriction d’âge. C’est dans ce contexte que la mélatonine fut officiellement inscrite, en 2011, sur la liste II des substances vénéneuses destinées à la médecine humaine.
Quatre ans plus tard, la dose d'un milligramme par unité de prise de mélatonine était étrangement exonérée de la réglementation des substances vénéneuses. Et aujourd’hui, les compléments alimentaires contenant moins de deux milligrammes de mélatonine par prise sont autorisés «à titre nutritionnel ou physiologique» –comme la caféine, la carnitine ou la glucosamine– et ce par de simples décisions administratives de la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF).
Cette situation incohérente avait déjà été une source de conflit entre le ministère de la Santé et celui de l’Économie, comme l’expliquait l’an dernier Le Figaro. La même question resurgit: une même substance peut-elle être un médicament et «en même temps» un aliment?