Culture

Avec les migrants de «L'Héroïque Lande», une fresque pour voir autrement

Temps de lecture : 5 min

Tourné à Calais avant et pendant la destruction de la «jungle», le documentaire-fleuve de Klotz et Perceval rend sensible une réalité au-delà des clichés.

Au loin, l'Angleterre, réelle et imaginaire | Capture d'écran de «L'Héroïque Lande» ©Shellac
Au loin, l'Angleterre, réelle et imaginaire | Capture d'écran de «L'Héroïque Lande» ©Shellac

La mer, c’est beau. Moins derrière des grilles. Des kilomètres et des kilomètres de grille. Il y a des entreprises spécialisées pour ça, et qui inventent des systèmes sophistiqués, pour que les hommes soient enfermés, pour qu’ils se fassent très mal, pour qu’ils en restent marqués.

Le paysage aussi est blessé. Quant à la liberté, l’égalité, la fraternité…. C’est ici, en France.

Une ville, c’est beau. L’activité des humains assemblés, l’organisation de l’espace, la variété des personnes. Ce qu’on a appelé «la jungle», à Calais, a été cette beauté-là, aussi, et un extraordinaire répertoire de propositions pour habiter ensemble, d'invention de possibles, y compris dans des situations de dénuement.

Elle a été –comme toute ville, plus que beaucoup de nos villes– aussi un lieu de misère sordide et de violence. Mais pas seulement.

Une promesse

Une des tragédies de la «question des réfugiés», comme dit la télévision, est la communauté d’approche entre cette extrême droite raciste et fermée à laquelle se sont ralliés messieurs Valls, Macron et Collomb par manque de courage politique, et l’immense majorité des humanitaires: n’y voir qu’un problème et un malheur, quand c’est aussi une promesse –et une promesse heureuse, ouverte.

Des visages dans la nuit, des visages de héros | Via Shellac

Des visages de femmes et d’hommes, c’est beau. Et d’autant plus beau lorsque comme ici ils sont filmés «en majesté», regardés avec toute la noblesse dont est porteur chaque personne, la considération que mérite tout être.

Sidérer, considérer

Comme alors ne pas songer au beau texte de Marielle Macé, Sidérer, considérer, qui dit le rôle décisif du point de vue, traité politique de mise en scène à l’heure de la dite crise migratoire.

Elle montre ce que signifie et comment fonctionne la sidération, face à la terreur, celle imposée aux migrants et souvent à ceux qui les aident, mais aussi celles des dirigeants confrontés aux effets électoraux dévastateurs du repli sur soi, de l’ignorance et du déni des valeurs démocratiques, ces phénomènes qu'ils ont renoncé à combattre.

Considérer, c’est alors d’abord regarder et écouter, ne pas cacher les faiblesses, les impasses, les côtés négatifs, mais porter attention surtout à la dignité, à la joie, au courage, et aux immenses savoirs accumulés par ces milliers de jeunes gens qui ont traversé des épreuves insensées, affronté des dangers dont nous n’avons pas idée, traversé des contrées si différentes de là d’où ils venaient. Là se tient le film, et le geste de cinéma de ceux qui le font. Ces gens sont, au sens propre, des héros.

Un migrant, un héros | Via Shellac

Ils sont les mille et mille Ulysse, noirs, bruns ou blancs, d’autant d’Odyssée. Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval ont entrepris de les filmer dans cette tension, entre leur être d’hommes et de femmes, dans des conditions matérielles et psychologiques d’une grande précarité, et leur statut de héros.

Un des moyens de le faire, qui évoque le magnifique En avant, jeunesse de Pedro Costa, passe par un usage du cadre et de la lumière qui transforme explicitement les humiliés et offensés en princes et princesses. La longueur du film (3h40), aussi bien, revendique le modèle de la fresque, de la peinture d'histoire grand format ou celui de l’épopée, que désigne également le titre.

Ce titre décale l’infect blague qui consiste à vouloir remplacer le lieu où des milliers de personnes venues du monde entier tentèrent de s’inventer un présent par la marchandisation mondialisée des imaginaires formatés par l’industrie. En effet, l’emplacement de la «jungle» aurait vocation à devenir un parc d’attractions consacré aux superhéros de bande dessinée, Heroicland, projet d'ailleurs bancal dont le destin est aujourd’hui entre les mains d’investisseurs chinois –on ne rit pas, c’est sinistre.

Imaginaire et réalité

Les héros, qui n'ont rien de super, ce sont ceux que les Storm Troopers de la police nationale maltraitent, ceux que les ninjas en bleu ont éjecté manu militari en octobre 2016.

Comme tout film digne de ce nom, L'Héroïque Lande fait constamment jouer ensemble imaginaire et réalité.

L'Héroïque Lande, scène de réalité | Via Shellac

La réalité, ce furent ces personnes, garçons éthiopiens rieurs et intrépides, jeune femme afghane ou kurde, commerçants et éducateurs, chanteurs et danseurs, rêveurs et athlètes. Ce fut aussi le quotidien dans le nord de la France, pas toujours flamboyant, le froid et la brume. Les problèmes de chauffage, de cartes SIM.

Et ce fut l’évacuation, la destruction, ces policiers, ces officiels, cette juge, tous en porte-à-faux, pas les bons mots, pas la bonne place, en équilibre instable, parfois malheureux, sur le pouvoir de la force exercée contre la faiblesse.

À nouveau, il ne suffit pas de dire «évacuation de la jungle de Calais». Pour approcher un peu ce qui se joue, il faut montrer la destruction de chaque maison, chaque abri, chaque boutique, et la mosquée, et l’église. C’est au sens propre documenter, assurément Klotz et Perceval le font –ils ne sont pas les seuls. Et c’est rendre en même temps sensible quelque chose de plus grand, de plus grave.

Capture de L'Héroïque Lande | Via Shellac

L’imaginaire et la réalité, c’est aussi cette Angleterre dont rêvent ceux qui chaque nuit tentent leur chance aux abords des embarcadères, armée d’ombres aux mains vides, traquée par les radars et les chiens.

Cette Angleterre vers laquelle volent des cerfs-volants comme des oiseaux propitiatoires et qui, bien sûr, ne correspond pas plus aux rêves: le Royaume n’est pas ailleurs, il est ici, à construire, à inventer. On sait ça depuis Homère.

Imaginaire et réalité, pour donner accès à ces existences à la fois concrètes et invisibles. Ce qui est concret est la présence, qui ne s’évanouira pas, des êtres humains ayant bravé tous les dangers pour venir. Ce qui est invisible, c’est aussi eux, sous l’effet de politiques qui sont aussi de répression par le moyen des images –par occultation ou par déformation sous des clichés outranciers. Là peut prendre place l’activité de ceux qui font des films.

C'est le sens des plans séquences précisément composés. Le sens du soin que mettent les deux réalisateurs à «fabriquer» leurs images et leurs sons, et à rendre visible leur travail de cinéastes. Un travail qui à la fois archive et met en forme et en récit. À leur place, ils contribuent à construire, à inventer en prenant acte de ce qui est là, de ceux qui sont là.

Le cinéma seul n’y suffira évidemment pas. Mais, ici, il fait sa part.

L'Héroïque Lande, la frontière brûle

de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval

Durée: 3h40. Sortie le 11 avril 2018

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