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Twitter n'est plus simplement un exutoire, il est devenu un espace hors civilisation

Temps de lecture : 5 min

En se débarrassant des convenances habituelles des relations sociales et de leur contextualisation, le réseau social a permis un déferlement de haine inédit.

Angry Bird | Esther Vargas via Flickr CC License by
Angry Bird | Esther Vargas via Flickr CC License by

Lucien Bouchard, ancien Premier ministre du Québec, considéré à Montréal comme à Ottawa comme un homme d’État, déclarait voici quelques années qu’il lui semblerait difficile d’agir en politique soumis à la pression constante de Twitter.

Selon lui, Twitter charrie «des centaines de personnes qui éructent leur frustration», «colorant ainsi l’atmosphère» et soumettant les équipes politiques –dont celle du Premier ministre de son pays– à cet air du temps produit par quelques poignées d’individus au potentiel destructeur.

Henri Guaino, ancien député et conseiller de Nicolas Sarkozy, a déclaré en 2012 que «Twitter rend fou». La même année, Valérie Trierweiler a quant à elle affirmé qu’elle tournerait sept fois son pouce avant de tweeter, après une déclaration favorable à l’adversaire de Ségolène Royal aux législatives.

Degré spectaculaire de hargne

Une guerre sera-t-elle un jour déclarée sur Twitter? Donald Trump donne à cet égard matière à vertige. Le problème est désormais plus vaste et presque plus grave, puisqu’il touche des millions de personnes qui ne sont en rien limitées par des élections de mid-term ou une éventuelle procédure d’impeachment.

Twitter fait partie de la vie sociale: on y diffuse des idées, des opinions; on peut le faire de façon anonyme et transformer un fil d’actualité en procès politique évoquant davantage un cybermeeting d’assassinat que l’image d’Épinal de Saint-Louis sous son chêne.

Le degré de hargne est suffisamment spectaculaire pour que des personnalités, et encore davantage des citoyens anonymes, ferment leur compte –au moins temporairement. Oui, il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Twitter.

Du média des catastrophes à «Je suis aux WC»

Assez tôt, ce sont les catastrophes –notamment aériennes– qui ont consacré l’utilisateur de Twitter comme une sorte de reporter présent sur place avant les grands médias. Le «twitto» était le premier sur les lieux, le premier à donner un témoignage direct. Ce fut par exemple le cas au moment de l'accident d'avion de l’Hudson River, en 2009.

Il existe un autre effet Twitter, constaté par Alec Hosterman dans une étude menée en 2011 au sein d’une université américaine utilisant massivement le réseau social.

Nombres de tweets étaient très descriptifs –« je dîne» ou bien «je suis aux toilettes»– et bénéficiaient de la fonction de localisation, livrant sur un mode oral des informations factuelles pouvant relever de la stricte intimité. D’autres tweets, plus élaborés, concernaient des opinions ou des causes et contribuaient à créer des discussions, dans des groupes d’affinité existant souvent offline.

Le tout s’entremêlait. Les tweets étaient construits sur un modèle «ce qu’on fait» et «pourquoi», mais semblaient, à la lecture de son récit, plus ou moins débarrassés des convenances habituelles des interactions sociales. Était-ce le premier pas vers une forme d’incontinence orale-scripturale via Twitter?

Confusion entre auditoire et lectorat

Des chercheurs américains parlent de Twitter comme d’un «espace décontextualisé et universalisé». En somme, des échanges qui relèvent de l’oral et du familier se trouvent projetés entre les mains –ou plutôt les pouces– de lecteurs qui réagissent selon leur propre contexte.

Le contexte de réception d’un échange de tweets par un lecteur diffère du contexte de production de cet échange; les réactions décalées ou déplacées sont un risque majeur. La confusion entre auditoire et lectorat peut expliquer des interactions surprenantes. Aussi faire une blague au second degré sur Twitter en plein attentat comporte-t-il quelques risques comme l'a découvert à ses dépens la journaliste du Figaro Eugénie Bastié le jour de la prise d'otages au Super U de Trèbes.

Excessif = authentique?

Le président des États-Unis, Donald Trump, est un cas paroxystique. Dès 2015, la journaliste du Guardian Hannah Jane Parkinson a entrevu la possibilité d’une victoire de Trump.

Elle constatait très tôt que Trump produisait ses tweets les plus incendiaires en début de soirée, une fois que ses équipes avait pris le chemin de leurs foyers. On l’a laissé faire, car l’évidente frénésie du candidat sur Twitter rencontrait un des traits caractéristiques du réseau social: la spontanéité, et donc l’authenticité. Plus Trump était excessif, plus ses tweets étaient considérés comme authentiques –ce qui le distanciait non seulement des Démocrates, mais aussi des élites du Parti républicain.

Si l’on observe les cas du président américain et de son fils Donald Trump Jr, on décèle à l’évidence des formes d’addiction à Twitter. Les Trump sont, sur le 2.0, d’authentiques anti-Obama.

Frederic Solop a montré la façon dont Barack Obama est très vite devenu un virtuose de Twitter, dans un genre différent(1): factuel, indiquant dans quel État il se trouvait, renvoyant à son site ou proposant des liens vers ses interventions en direct… Sobre, mais pas forcément inefficace.

Trump doit apparemment beaucoup à la libération complète des désirs individuels et autocentrés propres aux années 1980. Il a fait de la télé-réalité son Walhalla à lui, et il s'agit de la forme de production audiovisuelle la plus liée à Twitter: elle est celle où la parole se déverse et fait de chacun son propre média, en construisant son propre personnage et en définissant les contours de son propre univers.

Twitter ou la décivilisation

Twitter est, dans la vie politique, un espace qui échappe à la «civilisation des mœurs», analysée par le grand sociologue Norbert Elias, spécialiste des interdépendances(2).

Son analyse du «processus de civilisation» restera comme l’un des apports majeurs à la compréhension de l’évolution de nos sociétés; elle permet de comprendre comment les mœurs ont été progressivement débarrassées de la violence et comment des codes nouveaux se sont instaurés, en se défaisant notamment de ce qui relevait du pulsionnel dans les interactions.

Tout se passe aujourd’hui comme si Twitter offrait la possibilité de s’affranchir de cette civilisation des mœurs. On ne peut couvrir le dénigrement systématique, la malveillance et la bêtise, aggravées par la jouissance d’une impunité quasi-totale liée à l’anonymat dont bénéficient les plus couards, au motif qu’il s’agirait d’un respect de l’horizontalité et de la démocratie. Le militant qui se cache dans une démocratie pour hurler –toujours avec les loups– n’est pas un militant: c’est un corbeau.

Twitter peut devenir un espace démocratique intéressant, pour peu qu’on s'y comporte comme des citoyens et que la réflexion et la mesure prennent le pas sur la pulsion et la débauche d’égotisme.

1 — Frederic I. Solop, «RT @BarackObama We Just Made History: Twitter and the 2008 Presidential Election», in John Allen Hendricks and Robert E. Denton, Communicator-in-Chief: A Look at How Barack Obama used New Media Technology to Win the White House (Lexington Books, 2009). Retourner à l'article

2 —L’interdépendance se définit «comme la mesure dans laquelle des événements survenant dans une partie donnée ou dans une composante donnée du système mondial affectent (soit physiquement, soit par la perception qu’on en a) les événements survenant dans chacune des composantes du système». Retourner à l'article

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