À six mois de l’élection présidentielle, Netflix a jeté un pavé dans le marigot politique au Brésil avec la production de la série policière «O Mecanismo», inspirée d'un énorme scandale de corruption: l’affaire Petrobras, aussi connue sous le nom de «Lava Jato» («Lavage Express»). Elle a éclaté au grand jour il y a quatre ans et n’en finit plus d’étendre ses ramifications à tous les partis politiques et à bon nombre des principales entreprises privées et publiques du pays.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que des scénaristes aient flairé le potentiel dramaturgique d’une telle histoire tant les rebondissements de l’affaire dans la vraie vie tiennent aussi bien en haleine que l’ultra suivie «Novela das oito», le fameux téléfilm du soir. Tôt ou tard, une grosse production audiovisuelle devait bien se saisir de la patate chaude –comme l’a déjà fait depuis longtemps l’édition, puisque au moins deux livres sortent chaque mois sur le sujet.
Un timing risqué
Netflix a donc mis les moyens en allant chercher José Padilha, qui avait déjà produit «Narcos», l’un des plus importants succès de la plateforme. Le réalisateur brésilien est aussi connu dans son pays pour le film Troupe Élite qui baignait déjà dans la thématique des forces du bien contre celles du mal, flics contre bandits, mêlés à des politiciens pourris.
Le timing cependant restait délicat. Au-delà du fait que traiter d’une affaire judicaire encore en cours est un exercice périlleux, la sortie le 23 mars de la première saison n’a pas manqué de réveiller les esprits déjà passablement échauffés, en trois ans, par les déboires du Parti des Travailleurs (PT), l’éviction virulente de la présidente Dilma Rousseff en 2016, l’impopularité abyssale du nouveau gouvernement et la montée de l’extrême droite. Sans compter que le favori pour la prochaine élection, selon les sondages, n’est autre que Lula da Silva, l’ancien président revenu dans la bataille, et qui risque très sérieusement la prison après avoir été condamné en appel pour corruption.
Inspirée librement de faits réels
Face à une histoire aussi complexe et délicate que celle-là, qui met en jeu l’ensemble d’une société, de son système politico-judiciaire à son organisation politique, ainsi que l’image même de tout un pays, les producteurs avaient le choix de la pédagogie ou celui d’y aller avec des gros sabots. Il semble que c’est plutôt la deuxième option qui ait été choisie, car la polémique a enflammé les journaux dès le lundi 26 mars, une fois que chacun a pu passer son weekend devant les huit épisodes, publiés en une fois sur la plateforme.
Dans cette première saison, «O Mecanismo» suit l’enquête de quelques flics d’une ville moyenne du sud qui découvrent qu’un simple escroc qui blanchit de l’argent est en fait lié au patron de la plus grande entreprise publique du pays: le pétrolier Petrobrasil (Petrobras, pour ceux qui n’auraient pas reconnu ). De dénonciations en dénonciations, grâce à un système de délation contre remise de peine, les policiers remontent jusqu’au sommet de l’État.
Au début de chaque épisode un encart prévient qu’il s’agit d’«une œuvre de fiction inspirée librement de faits réels. Les personnages, les situations et autres éléments ont été adaptés à des fins narratives». Rien de plus normal, a priori, pour ce genre de programme. Cependant, ce qui a gêné beaucoup de téléspectateurs critiques, c’est que la série emprunte un positionnement trouble qui serait à la fois trop fictionnel et trop proche d’éléments bien réels distillés implicitement mais bien connus du public brésilien. Un format qui avait également posé problème à la famille de Pablo Escobar, qui avait critiqué les erreurs historiques de la série «Narcos» du même réalisateur.
Ainsi, bien que les noms de tous les protagonistes aient été changés, ils restent pour tous ceux qui ont suivi l’affaire des personnages reconnaissables sans aucune difficulté, parfois à la limite de la caricature. La présidente Rousseff s’appelle Ruscov et l’actrice qui l’incarne parle avec les mêmes intonations.
Ruscov vs Dilma Rousseff | Montage Slate à partir d'une capture d'écran Netflix et d'une photo de APU GOMES / AFP
Lula devient Duda, le méchant Youssef devient Ibrahim et le Parti des Travailleurs, le Parti ouvrier. Dans l’ensemble, les scénaristes ont choisi un entre-deux étrange, avec un président fictif qui, au contraire de celui présenté dans «House of Cards» par exemple, n’est fictif pour personne et où l’on ne verse pas non plus dans le biopic rigoureux à la manière de «The Crown», autre série maison de la firme américaine.
«Assassinat de réputations» et #DeleteNetflix
C’est certainement de ces choix scénaristiques qu’est née la polémique, puisque inévitablement la plupart des protagonistes ce sont reconnus. Mais c’est surtout à gauche que les réactions ont été les plus fortes. Dilma Rousseff a réagi la première. «Le réalisateur utilise les mêmes tonalités qu’une partie de la presse brésilienne pour pratiquer un assassinat de réputations, en versant dans sa série télévisée des mensonges que même une partie de la grande presse nationale n’a pas eu le courage d’insinuer», s’insurge-t-elle dans un communiqué.
Elle écrit notamment que l’aigrefin Alberto Youssef n’a jamais eu aucun contact avec son équipe de campagne, au contraire de ce qui est présenté dans le premier épisode, où l’on voit son avatar Roberto Ibrahim se balader parmi les équipes de la candidate pour offrir son argent sale. D’autre part, le ministre de la Justice de l’époque n’a jamais été l’avocat de Youssef, comme le sous-entend la série.
Le mentor de Rousseff, l’ex-président Lula, actuellement en pré-campagne présidentielle, a annoncé son intention d’attaquer Netflix en justice. Le vieil animal politique refuse d’être assimilé au scandale de «Lava Jato» dans la série, alors même que depuis des mois les juges sonnent l’hallali du plus emblématiques des présidents de ce début de siècle, justement pour des accusations de corruption.
Les partisans du PT et de la gauche ont alors appelé carrément au boycott de la plateforme. Le réalisateur a répliqué en soulignant que la série était critique envers «le système» et non envers un groupe politique en particulier. «Je ne suis ni d’un côté, ni de l’autre. Je n’ai pas d’idéologie. “O Mecanismo” n’a pas d’idéologie, il fonctionne aussi bien sous des gouvernements de gauche comme de droite», se défend-il. En effet, les autres politiciens de droite et du centre sont eux aussi portraiturés sans plus d’aménité.
Pour le professeur de sciences politiques de l’institut universitaire de recherches de Rio de Janeiro (IURPJ), Geraldo Tadeu, ces réactions reflètent la division politique du pays. «Dans le contexte actuel, tout élément nouveau est un facteur de polarisation», explique-t-il. Alors même que la campagne politique n’a pas encore commencé, les tensions sont vives. Le 27 mars, deux bus de la caravane de campagne de Lula ont touchés par des tirs à l’arme à feu, sans faire de victimes.
Coup marketing pour Netflix
Pour Netflix, qui n’a pas réagi directement aux polémiques, la chicane médiatique fait plus son affaire que le contraire. Des éditorialistes aux chroniqueurs politiques et culturels, en passant par les réseaux sociaux, tout le monde au Brésil ne parle que de sa production litigieuse.
Il faut rappeler que le pays est l'un des marchés principaux à l'international de l’entreprise de streaming, classé dans le top 3 des pays au meilleur potentiel de développement. Les Brésiliens sont de grands consommateurs d'internet et de contenus audiovisuels –en 2017, le Brésilien moyen passait 6 heures 25 devant sa télévision tous les jours, un record! Aujourd’hui Netflix pèse d’ailleurs plus que des TV privées historiques telles que la SBT ou Sky, en parts de marché. Malgré l’appel au boycott de la plateforme, il y a plus à parier que toute cette publicité favorise plutôt la venue de nouveaux abonnements que les départs de clients.